TITRE : Magick - Partie I - Pranayama et son parallele dans la parole, Mantrayoga
Auteur : Aleister CROWLEY
Traduction : Phillipe Pissier
Copyright: © O.T.O & Blockhaus & le Traducteur


DHARANA

 

Maintenant que nous avons appris à observer l'esprit, de sorte que nous connaissons dans une certaine mesure son fonctionnement, et avons commencé à comprendre les rudiments du contrôle, nous pouvons tenter de rassembler toutes les facultés de l'esprit, et essayer de les concentrer sur un point unique.

Nous savons qu'il est assez aisé pour l'esprit normalement instruit de penser sans distraction à un sujet qui l'intéresse beaucoup. Nous avons l'expression populaire " retourner quelque chose dans sa tête " ; Et tant que le sujet est suffisamment complexe, tant que les pensées s’écoulent librement, il n’y a pas de grande difficulté. Tant qu’un gyroscope est en mouvement, il reste relativement immobile sur son support et résiste même aux tentatives pour le distraire ; lorsqu’il s’arrête il déchoit de sa position. Si la terre cessait de tourner autour du soleil, elle chuterait aussitôt dans ce dernier.

Le moment venu où l'étudiant choisit un seul sujet ou plutôt un seul objet et l'imagine ou le visualise, il s'aperçoit qu'il est bien moins sa créature qu'il ne l'avait supposé. D'autres pensées envahiront l'esprit, de sorte que l'objet sera entièrement oublié, parfois peut-être durant plusieurs minutes; et à d'autres moments l'objet lui-même commencera à jouer toutes sortes de tours.

Supposons que vous ayez choisi une croix blanche. Sa barre verticale se déplacera vers le haut, vers le bas, s'allongera, se mettra de biais, les branches deviendront inégales, se mettront sens dessus dessous, s'agrandiront, ce qui l'entoure va se craqueler ou une forme va apparaître en surimpression sur l'image, elle changera entièrement de forme telle une amibe, l'ensemble changera de taille et de distance, le degré de luminosité changera, et sa couleur au même moment. Elle deviendra tachée et barbouillée, des motifs surgiront, ici, et là, tournant et s'en retournant ; des nuages la masqueront. Il n'est aucun changement imaginable dont elle ne soit susceptible. Sans parler de sa totale disparition, et de sa substitution par quelque chose d'entièrement différent!

Quiconque à qui n'arrive pas cette expérience ne doit pas s’imaginer qu'il médite. Cela prouve seulement qu'il est incapable de concentrer son esprit au degré le plus élémentaire. Il se peut que l'étudiant mette plusieurs jours à s'apercevoir qu'il n'est pas en train de méditer. Lorsque cela surviendra, l'entêtement de l'objet le rendra furieux ; et c'est seulement maintenant que commencent ses véritables ennuis, seulement maintenant que la Volonté rentre vraiment en jeu, seulement maintenant que sa qualité d'homme est mise à l'épreuve. Si ce n'était le développement de la Volonté acquis lors de la conquête de l'Asana, il est probable qu'il renoncerait. Les choses étant ce qu'elles sont, la simple agonie physique qu'il avait éprouvée n'est que la dernière des vétilles comparée à l'ennui mortel de Dharana.

La première semaine, ça peut sembler assez amusant, et vous pouvez même vous imaginer que vous progressez ; mais à mesure que l'entraînement vous ouvre les yeux sur ce que vous êtes en train de faire, vous œuvrerez apparemment de plus en plus mal.

Comprenez, je vous prie, que lors de cette pratique vous êtes censé être assis en Asana, avoir carnet et crayon à portée de main, et une montre en face de vous. Tout d'abord, vous ne pratiquerez pas plus de dix minutes d'affilée, afin d'éviter de surmener le cerveau. De fait, vous vous apercevrez probablement que l’intégralité de votre pouvoir volitif est incapable de maintenir totalement un objet donné aussi longtemps que trois minutes, ou même de se concentrer apparemment dessus ne serait que trois secondes, ou les trois cinquièmes d'une seconde. Par " maintenir totalement ", nous entendons la pure tentative de le maintenir. L'esprit devient si fatigué, et l'objet si incroyablement repoussant, qu'il est inutile de continuer pour le moment. Dans le journal de Frater P., nous lisons qu'après une pratique quotidienne sur six mois, des méditations de quatre minutes et moins sont encore consignées.

L'étudiant est supposé compter le nombre de fois où sa pensée divague; il peut faire ceci à l'aide de ses doigts ou d'un chapelet (1). Si ces interruptions semblent devenir plus fréquentes que plus rares, l'étudiant ne doit pas se décourager; ceci résulte partiellement de ce que son observation croit en exactitude. Pareillement, l'introduction de la vaccination eut pour résultat apparent d'augmenter le nombre des cas de variole, la raison en étant que les gens commencèrent à dire la vérité au sujet de la maladie, au lieu de la falsifier.

Quoiqu'il en soit, le contrôle va bientôt s'améliorer plus vite que l'observation. Lorsque ceci se produira, l'amélioration deviendra évidente dans le journal. Toute variation sera probablement due à des circonstances accidentelles; par exemple, un soir vous pouvez être déjà très fatigué en commençant la pratique, un autre vous pouvez être sujet au mal de tête ou à l'indigestion. Vous ferez bien d'éviter de pratiquer à de tels moments.

Nous supposerons, donc, que vous avez atteint le stade où votre pratique moyenne d'un sujet est d'environ une demi-heure, et la moyenne des interruptions entre dix et vingt. L'on pourrait supposer que ceci implique que durant les périodes entre les interruptions, l'on est réellement concentré, mais ce n'est pas le cas. L'esprit vacille, bien qu'imperceptiblement. Toutefois, cela peut être une stabilité suffisamment réelle pour que même à ce stade précoce se produisent des phénomènes frappants, dont le plus prononcé en est un qui vous fera peut-être croire que vous vous êtes endormi. Ou, cela peut sembler inexplicable, et en tout cas vous dégoûtera de vous-même, vous oublierez totalement qui vous êtes, ce que vous êtes et ce que vous faites. Un phénomène similaire arrive quelquefois lorsqu'on est à demi-réveillé le matin, et qu'on ne sait plus dans quelle ville on habite. La similitude de ces deux choses est assez significative. Elle suggère que ce qui se produit réellement, c'est que vous vous réveillez du sommeil que les hommes nomment veille, le sommeil dont les rêves sont la vie.

Il existe une autre façon de vérifier ses progrès dans cette pratique, d'après la nature des interruptions.

Les Interruptions sont classées comme suit :

Premièrement, sensations physiques. Elles devraient être surmontées par Asana.

Deuxièmement, les interruptions qui semblent être dictées par les événements précédant immédiatement la méditation. Leur activité devient immense. Ce n'est que par cette pratique que l’on peut appréhender combien de choses sont observées par les sens sans que l'esprit en devienne conscient.

Troisièmement, il y a une catégorie d'interruptions participant de la nature de la rêverie ou du " rêve éveillé ". Elles sont très insidieuses - on peut poursuivre très longtemps avant de réaliser qu'on a totalement divagué.

Quatrièmement, voici une très haute catégorie d'interruptions, une sorte d'aberration du contrôle lui-même. Vous pensez : Qu'est-ce que j'assure! ou peut-être que ce serait une assez bonne idée que de se trouver sur une île déserte, ou dans une maison insonorisée, ou d'être assis près d'une chute d'eau. Mais ce ne sont que des variations insignifiantes de la vigilance elle-même.

Une cinquième catégorie d'interruptions semble n'avoir aucune origine décelable dans l'esprit. Elles peuvent même se manifester sous la forme de véritables hallucinations, généralement auditives. Bien sûr, de telles hallucinations sont rares, et sont reconnues pour ce qu'elles sont ; dans le cas contraire l'étudiant ferait bien d'aller consulter son médecin. L'espèce usuelle consiste en phrases ou fragments de phrases étranges, l'étudiant entend très distinctement une voix humaine reconnaissable, non pas la sienne ni celle de quelqu'un de sa connaissance. Un phénomène identique est observé par les télégraphistes qui qualifient ces messages d’"atmosphériques".

Il y a encore un autre genre d'interruption qui est le résultat désiré lui-même. Nous le traiterons en détail plus loin.

Il y a un véritable ordre naturel dans ces catégories d'interruptions. Le contrôle s’améliorant, le pourcentage des premières et des secondes ira en diminuant, même si le nombre total d'interruptions lors d'une méditation reste cependant stationnaire. Lorsque vous consacrez une ou deux heures par jour à la méditation, et que vous passez une bonne partie du reste de la journée à d'autres pratiques destinées à la seconder, lorsqu'à presque chaque séance se produit une chose ou une autre, et qu'il y a constamment le sentiment d'être " à deux doigts de quelque chose d'énorme ", l’on peut s'attendre à passer à l'état suivant - Dhyana.


NOTES :

1 - Ce dénombrement peut aisément devenir tout à fait mécanique. La pensée vous rappelant une interruption y associe l'idée de décompte. Le type le plus flagrant d'interruption peut être détecté par une autre personne. Il s'accompagne d'un battement des paupières, et peut être vu par lui. Avec l'expérience, il pourra détecter des interruptions même infimes.