Titre : LIBER LIX : ACROSS THE GULF
Auteur : Aleister Crowley
Traduction : Philippe Pissier.
Premiere publication : in "The Equinox" VolI,N°7 (londres, 1912).


Extrait de :
"EQUINOXE", vol. I, no 4.
© O.T.O. & Philippe Pissier.
ISSN 1261-503 X. Périodicité semestrielle.
Pour toute correspondance, écrire à :
Philippe Pissier / BP 13 / 46170 Castelnau-Montratier / France




CHAPITRE I

Cela me revient enfin en mémoire.

Cinq ans se sont écoulés depuis que j’ai découvert ma stèle au musée Boulak, mais il aura fallu que j’obtienne l’année dernière à Bénarès une certaine initiation pour que resurgisse le souvenir de ma vie de prince et de prêtre à Thèbes sous la Vingt-Sixième Dynastie. Il y a de nombreuses zones d’ombre mais il m’est intimé d’écrire, car en écrivant il se peut que tout me revienne. Et sans les parfaites connaissance et compréhension de cette vie étrange passée au bord du Nil, je ne puis pleinement connaître et comprendre cette vie présente, ou trouver ce Tombeau qu’il m’incombe de trouver, pour y faire ce qui doit y être fait.

C’est donc avec foi et assurance que j’entreprends, moi qui fus – dans un certain sens, mystique – le Prêtre des Princes, Ankh-f-na-khonsu, fils de la sainte et puissante Ta-nech et de Bes-na-Maut, moi qui fus prêtresse de l’Étoilée, de narrer les choses étranges qui m’arrivèrent durant cette vie.

Voici.

À ma naissance, Aphruimis se levait dans le signe du Lion, et dedans se trouvait cette étrange planète qui préside aux ténèbres, à la magie et aux amours interdites. Le soleil était conjoint à la planète d’Amoun, mais dans l’Abîme, comme pour signifier que ma puissance et ma gloire devraient relever du secret, et dans Aterechinis, le second décan de la Maison de Maat, de sorte que mes passions et mes plaisirs échapperaient eux aussi au monde profane. En Maison des Voyages dans le Signe du Bélier se trouvait ma charmante dame la Lune. Et les sages interprétèrent ceci comme un signe que je voyagerai au loin; ce pourrait être jusqu’au grand temple à la source de notre mère le Nil, ce pourrait être...

Sottises! J’ai rarement quitté Thèbes.

Mais j’ai toutefois exploré d’étranges pays dont ils n’avaient jamais entendu parler : et cela je narrerai en temps utile.

Je me rappelle – comme jamais je n’ai pu tant que je vivais en terre de Khem – tout le soin minutieux qui entoura ma naissance. Il faut dire que ma mère appartenait à la plus vieille famille de Thèbes, de sang non seulement royal mais également divin. Cinquante vierges dans leurs robes argentines l’entouraient en jouant de leurs sistres, comme si le rire des Dieux faisait écho aux plaintes de la femme. Près du lit se tenait le Prêtre d’Horus avec son lourd bâton qui débutait par un fourchon et se terminait par un Phénix. Il était sur ses gardes, craignant que Sebek ne surgisse de l’abîme.

Sur le toit du Palais, les trois principaux astrologues de Pharaon montaient la garde, pourvus de leurs instruments. Quatre hommes armés, répartis à chaque coin de la tour, annonçaient chaque dieu dès lors qu’il apparaissait. Et les trois hommes étaient accablés par leur tâche, une forte inquiétude s’étant en effet emparée d’eux. Ma naissance avait été attendue toute la journée, et comme Toum approchait de Son déclin leurs visages devinrent plus pâles que le ciel. Tout leur art avait de fait omis un redoutable moment de la nuit. Les dieux qui présidaient à celui-ci étaient voilés.

Mais il semblait peu probable que le Destin en décide ainsi. Ils furent pourtant si effrayés qu’ils envoyèrent dire au Prêtre de Thoth qu’il devait à tout prix éviter le sombre moment, les vies de la mère et de l’enfant dussent-elles en pâtir. Les hommes de garde continuaient à crier l’heure. Maintenant, maintenant ! hurla le plus vieux des astrologues comme l’instant devenait tout proche – maintenant ! En bas, comme pour lui répondre, le prêtre de Thoth fit appel à toute son adresse.

Et soudain ! l’abîme qui gronde. Le palais trembla puis s’effondra, Typhon apparut en sa puissance destructrice, foulant les cieux. Le monde fut ébranlé par des séismes, les étoiles chancelèrent, dégrafées de leur support.

Et sur ces entrefaites, vois ! Bes-na-Maut, ma mère et moi dans ses bras, riant au milieu de tout ce désastre. Aucun être vivant n’avait toutefois été blessé, même légèrement ! Mais les astrologues déchirèrent leurs robes et se cognèrent la tête contre le sol, car l’instant redoutable, la Terreur Inconnue, s’en était allée, mais c’était celui qui m’avait vu naître.

Il est vrai que dans leur épouvante, comme je l’appris bien plus tard, ils envoyèrent un messager au plus vieux et au plus sage des prêtres : le grand prêtre de Nuit, lequel vivait au fond d’un puits d’une grande profondeur, afin que ses yeux, même le jour, puissent demeurer fixés sur les étoiles.

Mais il leur répondit qu’ayant fait tout leur possible, et le Destin ayant contrarié leurs desseins, il était flagrant que l’affaire était entre les mains du Destin et que moins ils s’en mêleraient, mieux cela vaudrait pour eux. Car c’était un vieil homme bourru – comment je le rencontrai par la suite sera narré au moment opportun.

Je devais donc être élevé comme il convenait à quelqu’un de mon rang, mi-prince, mi-prêtre. Je devais suivre les traces de mon père, me saisir de son bâton et de son ankh, m’approprier son trône.

Je vais maintenant évoquer certains détails de ma préparation à cette sainte et importante tâche.

Ma mémoire est à la fois étrangement fragmentaire et étrangement vive. Je me souviens de comment, étant parvenu au terme de mon quatrième mois, les prêtres se saisirent de moi et m’enveloppèrent dans une peau de panthère, dont l’or flamboyant et la moucheture noir de jais évoquaient l’astre du jour. Ils me portèrent jusqu’à la rive du fleuve où les crocodiles sacrés se chauffaient au soleil. Ils me laissèrent là. Mais, avant de s’en retourner, ils omirent l’enchantement d’usage contre la nature malfaisante du crocodile, et ainsi demeurai-je trois jours sans la moindre protection. Il arriva seulement qu’à certaines heures ma mère descende me nourrir, mais elle aussi restait muette, uniquement revêtue de ses habits de princesse, dépourvue des insignes sacrés de son ministère.

Et aussi, quand j’eus six mois, ils m’exposèrent au Soleil du désert, parfaitement nu et sans le moindre abri. Lorsque j’en eus sept, ils me couchèrent dans un lit aux côtés d’une sorcière qui buvait le sang des petits enfants et qui, relâchée après un long emprisonnement, était cruellement assoiffée. À l’occasion de mon huitième mois, ils m’offrirent pour camarades de jeu l’aspic du Nil, l’Uraeus Royal et le serpent mortel qui sévit au Sud du pays. Mais je sortis indemne de toutes ces épreuves.

Je fus sevré au neuvième mois et ma mère me fit ses adieux, car elle ne devait jamais plus poser les yeux sur moi si ce n’est durant les rites sacrés des Dieux, où nous devions nous rencontrer autrement que comme mère et fils, dans les atours de cette Seconde Naissance dont nous, ceux de Khem, étions au fait.

Des six années qui suivirent, rien ne demeure. Je me souviens uniquement du grandiose spectacle de notre ville de Thèbes, et de l’austérité de mon existence. Je vivais en effet à dos de cheval, ne le quittant pas même pour boire ou manger car c’est ainsi qu’on devient prince. L’on m’apprit également à me servir de l’épée, de l’arc et de la lance. Car l’on disait que Horus – ou Men Tu comme nous L’appelions à Thèbes – était mon Père et mon Dieu. Je raconterai plus tard l’étrange histoire de mon enfantement.

Quoi qu’il en soit, au terme de mes sept ans, j’étais devenu suffisamment grand et fort pour que mon père m’emmène avec lui consulter le vieil astrologue qui vivait dans le puits. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ces longues journées qu’il nous fallut pour descendre le fleuve ! J’entends encore le craquement des bancs, je sens encore l’odeur des esclaves en nage. Quelquefois, de brefs instants d’écume tournoyante comme nous passions un rapide ou une cataracte. Les grands temples que nous passâmes, l’Ibis de Thoth qui solitaire méditait sur le rivage, les volées cramoisies d’oiseaux - mais rien de ce que nous vîmes durant la traversée n’égalait ce que nous rencontrâmes pour finir. Dans un lieu désolé se tenait le Puits, et à côté un petit temple où devaient résider les serviteurs – eux aussi fort saints ! – de ce vieil et saint homme.

Mon père m’amena jusqu’à la bouche du puits et invoqua par trois fois le nom de Nuit. Une voix nous parvint, s’élevant en rampant le long de la paroi tel un serpent : " Que cet enfant

devienne prêtresse de la Voilée ! "

Or mon père était suffisamment sage pour savoir que le vieil homme ne se trompait jamais; encore fallait-il correctement interpréter ses oracles. Il était néanmoins cruellement déconcerté et grandement affligé, car j’étais de sexe mâle. Alors, au risque de sa vie – le vieil homme n’était guère commode ! – il appela à nouveau et dit : " Regarde mon fils ! "

Mais, comme il parlait penché au-dessus du puits, un rayon de soleil frappa sa nuque et son visage s’assombrit, le sang jaillit hors de sa bouche. Et le vieil homme lapa le sang de mon père, et cria gaiement à ses serviteurs de me conduire à la demeure de la Voilée afin qu’on m’y prépare à ma nouvelle existence.

Du petit bâtiment surgirent un eunuque et une jeune femme incroyablement belle. L’eunuque sella deux montures et nous partîmes dans le désert, seuls.

Or, bien qu’étant à même de chevaucher comme un homme, ils s’y opposèrent; et la jeune prêtresse me porta dans ses bras. Et bien que pouvant me nourrir de viande comme n’importe quel guerrier, ils s’y opposèrent; et la jeune prêtresse me nourrit à son sein.

Et ils me retirèrent l’armure de bronze doré que mon père m’avait faite, aux écailles pareilles à celles du crocodile, cousues sur une peau de ce même animal que d’habiles artisans avaient traitée à l’aide de sel et d’épices. Ils me vêtirent ensuite de soie verte.

C’est de cette étrange manière que nous parvînmes à une petite demeure dans le désert, et ce qui m’arriva en ce lieu, les dieux ne me permettent pas encore de le dire. Mais je vais m’assoupir, et au matin la mémoire me sera par leur grâce revenue, intacte au travers de ces milliers de révolutions terrestres.

 

CHAPITRE II

 

Durant de nombreuses années, je grandis dans la douceur et le raffinement de mes atours féminins. Et le vieil eunuque (qui était fort sage) m’enseigna l’Art de la Magie et le culte de la Voilée dont je devais devenir prêtresse.

Je me souviens maintenant de bien des choses au sujet de ces étranges rituels, de choses trop sacrées pour être couchées par écrit. Mais je raconterai une aventure qui m’arriva alors que j’avais neuf ans.

 

Il est écrit, dans l’un des livres sacrés, que le secret de cette potion subtile qui octroie la vision des demeures étoilées du Duat, laquelle signifie vie éternelle de liberté et de plaisir au milieu des vivants, réside dans l’emploi d’un certain os, petit et arcane, de l’Ours de Syrie. Mais comment un enfant comme moi aurait-il pu en tuer un ? Ils m’avaient dépouillé de toutes mes armes.

Dans l’un des jardins de la ville (car nous habitions désormais une demeure située dans les faubourgs de Thèbes) se trouvait une colonie d’ours dont disposait un grand seigneur pour son plaisir personnel. Je réussis par ruse à attirer un ourson loin de sa mère et le tuai à l’aide d’une grosse pierre. J’arrachai alors sa peau et m’y dissimulai, me saisissant également de sa mâchoire que j’aiguisai avec ma pierre. La vieille ourse vint enfin me chercher, et comme elle approchait son museau pour me flairer, me prenant pour son petit, je plongeai dans sa gorge mon os affilé.

La chance accompagnait mon geste car elle toussa une fois puis mourut.

Je m’emparai alors de sa peau non sans grands efforts et, la nuit étant tombée, voulus regagner mon domicile. Mais j’étais accablé de fatigue et n’étais plus à même de gravir le mur. Je demeurai néanmoins éveillé toute la nuit, continuant à aiguiser contre ma pierre la mâchoire de l’ourson, et cette fois la fixai à une branche que j’arrachai à l’un des arbres poussant dans le jardin.

Je m’endormis au matin, enveloppé dans la peau de la vieille ourse. Et le grand ours lui-même, le seigneur du jardin, me vit et me prit pour sa femelle, et s’avança afin de disposer de moi. Brutalement réveillé, je le frappai au cœur de toutes mes forces comme il se dressait au-dessus de moi et quittant mon abri me mis à courir parmi les arbres. Car je n’avais pas frappé juste, d’oblique manière. Et le vieil ours, cruellement blessé, déchira la peau de sa compagne puis, découvrant le subterfuge, partit à ma poursuite.

Mais, par chance, je trouvai un étroit pylône dans lequel me réfugier, trop profond pour qu’il puisse m’y atteindre. Je ne pouvais cependant aller plus loin, la porte étant fermée. Dans l’encoignure de la porte se trouvait une vieille épée abandonnée. Elle était trop lourde pour que je la puisse manier avec aisance; je la soulevai néanmoins et la laissai retomber sur les griffes de l’ours. Je lui fis tellement mal que tout à sa douleur il m’abandonna, et se retira pour se lécher les pattes. Il m’oublia. M’enhardissant, je sortis en courant et me précipitai sur lui. Il ouvrit sa gueule, mais avant qu’il n’ait pu se redresser je lui portai un coup d’estoc. Il releva la tête et moi qui me cramponnais à la poignée de l’épée fus projeté dans les airs avant de retomber lourdement sur mon épaule. Ma tête heurta le sol elle aussi et je sombrai dans l’inconscience.

Je revins à moi-même en raison d’un groupe d’hommes et de femmes qui me jetaient de l’eau à la figure et proféraient les charmes qui tirent de l’évanouissement. À mes côtés, tout près de moi, reposait mon ennemi mort. N’ayant pas oublié l’objet de ma quête, je pris la lame de l’épée (qui s’était rompue) et découpai les parties secrètes de l’ours où résidait le petit os dont je me saisis, prêt à déguerpir avec mon trophée. Mais le grand seigneur de l’endroit vint me parler, et tous ses amis firent comme s’ils voulaient se moquer de moi. Mais les femmes ne voulurent point suivre leur exemple; elles m’entourèrent, me câlinèrent et me caressèrent, de sorte que de méchantes paroles furent dites.

 

Mais alors même qu’ils se querellaient, mon tuteur, le vieil eunuque, fit son apparition au milieu d’eux – il avait suivi ma trace jusqu’au jardin.

Et lorsqu’ils virent l’anneau du vieil et saint homme, l’astrologue, ils tremblèrent; et le seigneur de la demeure me passa une chaîne en or autour du cou tandis que sa dame m’offrait son propre foulard de soie, où étaient brodés les amours d’Isis et Nephtys, d’Apis et Hâthor. Nul n’osa me retirer le petit os que j’avais si durement gagné; et avec lui je composai le charme de l’Élixir et contemplai les demeures étoilées du Duat, ainsi qu’il était dit dans l’antique livre de sagesse.

Mais mes tuteurs étaient confus et perplexes car j’avais beau être doux et raffiné, ma virilité rayonnait dès à présent au travers d’actions de cet ordre – comment pourrais-je véritablement devenir prêtresse de la Voilée ?

C’est pourquoi ils ne me quittèrent plus et me dorlotèrent dans le luxe et la flatterie. J’avais deux jeunes esclaves noirs qui m’éventaient et me donnaient à manger; j’avais un harpiste venu de la grande cité de Memphis, lequel me jouait des airs langoureux. Mais dans mon espièglerie je lui inspirais constamment des pensées de guerre et d’amour, et sa musique devenait bruyante et agressive, de sorte que le vieil eunuque faisait irruption et lui donnait la bastonnade.

Comme je me souviens bien de cette chambre ! Elle était vaste et haute, pourvue de colonnes sculptées dans la malachite, le lapis-lazuli, le porphyre et le marbre jaune. Le sol était de granit noir, le plafond de marbre blanc. Au Sud se trouvait ma couche, moelleuse pour ses fourrures exotiques. Se rouler en elles équivalait à suffoquer de plaisir. Au centre se trouvait une toute petite fontaine, d’or pur. La lumière du soleil pénétrait d’un côté par l’espace entre les murs et le toit, et je pouvais contempler l’azur infini en me tournant vers les autres.

Un grand python vivait dans l’entrée, il était toutefois fort vieux et trop sage pour se mouvoir. Mais – c’est du moins ce que je croyais – il m’observait attentivement et fournissait des renseignements au vieux mage dans son puits.

Voici en quoi la sottise de mes tuteurs était manifeste : tout le jour je dormais et me languissais et jouais paresseusement, et la nuit, alors même qu’ils me croyaient assoupi, je ne dormais point. Je me levais et me livrais aux exercices les plus violents. Je gagnais tout d’abord mon bain, plongeais ma tête dans l’eau et retenais ma respiration le temps d’invoquer une centaine de fois la déesse Auramoth. Puis je faisais le tour de ma chambre en marchant sur les mains, il m’arriva même de sautiller sur une seule main. J’escaladais ensuite chacune des colonnes, lesquelles étaient fort lisses et au nombre de vingt-quatre. Je pratiquais en outre les soixante-douze postures athlétiques. C’est encore de bien d’autres manières que je m’efforçais d’acquérir une puissance tout à fait considérable, et je n’en dis jamais un seul mot à mes tuteurs.

Une nuit, je me décidai enfin à éprouver ma force et, écartant le rideau, je m’engouffrai dans le corridor. Bondissant sur le soldat qui me gardait, je le renversai à terre. Passant ma dextre sous son menton et agrippant son épaule droite de ma main gauche, mon genou contre sa nuque, je lui brisai les cervicales avant même qu’il ait eu le temps de pousser un cri.

J’étais maintenant dans ma quinzième année, mais l’exploit était remarquable. Personne ne me soupçonna, l’on crut qu’il s’agissait d’un prodige.

Le vieil eunuque, affligé, alla consulter le mage du puits dont la réponse fut : " Que soient prononcés les vœux de la prêtresse ! "

Je pensais que ce vieillard était la proie d’une sotte obstination, car j’étais moi-même sot et obstiné. Je n’entendais encore rien à sa sagesse ou à son dessein.

Il en est souvent ainsi. Les hommes envoyaient autrefois leurs prêtres reprocher au Nil sa crue – jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que celle-ci était garante de la fertilité de leurs champs.

Je vais maintenant vous entretenir des vœux que je prononçai et de mon office de prêtresse de la Voilée.

 

CHAPITRE III

 

C’était l’Équinoxe de Printemps et la vie rugissait en moi. Ils me firent descendre le long de fraîches colonnades taillées dans la roche grandiose, vêtus de robes blanches brodées d’argent, et voilés par un mince filet d’or assuré par des rubis. Ils ne me donnèrent point la couronne Uraeus, ni de némès, ni la couronne Atef, mais ceignirent mon front d’un simple ruban de feuilles vertes – verveine, mandragore, ainsi que certaines herbes mortelles qu’il ne convient pas de mentionner.

Or, les prêtres de la Voilée étaient cruellement perplexes car il n’y avait jamais eu auparavant de garçon qui fut prêtresse élue. Il fallait en effet, préalablement à la prononciation des vœux, établir les preuves de sa virginité – et il semblait donc impératif de supprimer ou passer sous silence cette partie du rituel. Le Grand Prêtre dit alors : " Nous examinerons la première femme sur laquelle il posera la main, et cela suffira. " À l’écoute de ces mots me vint l’envie de mettre la Divinité à l’épreuve. Scrutant la foule, je remarquai une courtisane célèbre de par la cité, très librement vêtue, au visage empourpré et au regard impudique. Je la touchai. Ceux des prêtres qui me haïssaient s’en réjouirent car ils voulaient me voir échouer. Ils emmenèrent cette femme dans la salle du jugement et commencèrent leur inspection.

Ils revinrent en courant, leurs robes déchirées, se récriant contre la Voilée; car elle était totalement vierge – et le resta jusqu’à sa mort, comme on vit par la suite.

Mais la Voilée s’était courroucée de leur attitude et elle apparut, revêtue de son voile scintillant, sur les marches de son temple. Elle y demeura et les appela un par un, ne dévoilant à chaque fois que son regard pour mieux scruter le leur, et ils tombèrent tous morts à ses pieds comme frappés par l’éclair.

Mais ces prêtres qui étaient amicaux envers moi et fidèles à la déesse s’emparèrent de cette courtisane vierge et la portèrent en triomphe au travers de la cité, voilée et couronnée comme il lui seyait. Quelques jours plus tard mourut celui qui veillait sur le bouc sacré de Khem, et c’est par elle qu’ils le remplacèrent. Et ce fut la première femme ainsi honorée depuis le règne de la Reine Maléfique, au cours de la dix-huitième Dynastie, elle qui était lasse des hommes à un âge où les autres n’en savent rien, elle qui s’offrait aux bêtes comme aux dieux.

Ils m’emmenèrent ensuite à la mare d’argent liquide – c’est tout du moins le nom qu’ils lui donnaient, et je pense qu’il s’agissait de vif-argent car je me souviens qu’il leur fut très difficile de m’y immerger – située sous les pieds de la Voilée. Car voici quel était le secret de l’Oracle. Se tenant à une certaine distance, le prêtre contemplait son reflet dans ce miroir, voyait ses lèvres bouger sous le voile, et en tirait une interprétation qu’il délivrait au chercheur de vérité.

C’est ainsi que le prêtre déchiffrait de manière erronée le silence de la Déesse, et que le consultant comprenait de travers le discours du prêtre. Alors vinrent des sots, qui dirent : " La Déesse a menti " – et ils moururent comme des niais qu’ils étaient.

Donc, tandis qu’ils me maintenaient sous la surface de l’eau, la Grande Prêtresse prononça les vœux en mon nom, disant :

Je jure sur l’orbe de la Lune;

Je jure sur la rotation des Étoiles;

Je jure sur le Voile, et sur le Visage derrière le Voile;

Je jure sur la Lumière Invisible, et sur les Ténèbres Visibles; au nom de cette Vierge immergée dans tes eaux;

De vivre dans la pureté et le service;

De vivre dans la beauté et la vérité;

De protéger le Voile du profane;

De mourir devant le Voile...

– puis vint la terrible sanction en cas d’échec.

Je n’ose pas m’en rémémorer, même en partie; elle contenait toutefois ces paroles : Qu’elle soit déchirée par le Phallus de Set, et que ses entrailles soient dévorées par Apep; qu’elle soit prostituée au désir de Besz, et que son visage soit la proie du dieu – .

 

Il n’est pas bon d’écrire Son nom.

Ils me relâchèrent et je flottai en souriant dans la mare. Ils m’aidèrent à en sortir puis m’amenèrent aux pieds de la déesse afin que je les puisse baiser. Et comme je les embrassai, une telle émotion me parcourut que je me crus transporté dans le ciel d’Amoun, ou semblable à Asi lorsque Hoor et Hoor-pa-kraat surgirent en armes de sa matrice. Puis ils me dépouillèrent de mes vêtements et me flagellèrent à l’aide de fines ramilles de coudrier vierge, jusqu’à ce que mon sang vienne s’écouler dans la mare. Et la surface argentée avala le sang en raison de quelque mystérieuse énergie, et ils tinrent ce phénomène pour un signe favorable. Ils me vêtirent ensuite comme il sied à une prêtresse de la Voilée, placèrent un sistre d’argent dans ma main et m’ordonnèrent de célébrer la cérémonie d’adoration. Ce que je fis, et le voile de la déesse brilla dans les ténèbres – car la nuit était tombée – d’une lumière étrange, étincelante.

L’on sut par là même que j’avais été choisi à juste titre.

Ils m’emmenèrent pour finir à la demeure réservée aux banquets et m’assirent sur le grand-trône. Les prêtres vinrent un par un m’embrasser sur les lèvres, puis les prêtresses s’avancèrent une par une pour me donner la secrète poignée de main qui possède une vertu cachée. Et le banquet devint joyeux, car toute la nourriture avait été magiquement préparée. Chaque bête tuée était vierge, chaque plante cueillie avait été plantée et entretenue par des vierges dans les jardins du temple. Le vin n’était qu’eau de source, mais consacrée de telle manière par les saintes prêtresses qu’un seul verre en était plus enivrant qu’une pleine outre de vin ordinaire. Cette ivresse était pur délice, enthousiasme pleinement divin qui octroyait des forces, supprimait le sommeil et évacuait toute tristesse.

Lorsque le premier trait gris de Hormakhu vint pâlir le sombre indigo de la nuit, ils me couronnèrent et me vêtirent de blanches fleurs de lotus, puis me ramenèrent joyeusement au temple afin d’y célébrer le rituel matinal du réveil de la Voilée.

C’est ainsi, et de nulle autre manière, que je devins prêtresse de cette sainte divinité, et durant un temps assez bref ma vie se déroula aussi sereine que le miroir lui-même.

C’est de la Voilée que vint le Souffle de Changement.

De la façon suivante.

Au Septième Équinoxe qui suivit mon initiation à son mystère, l’échec de la Grande Prêtresse devint manifeste. Lors de son invocation, le Voile ne scintillait plus comme il avait coutume de le faire. On la jugea donc impure et l’on eut recours à de nombreuses et vaines cérémonies. Pour finir, au désespoir, elle se rendit au temple de Set et s’offrit en victime à ce terrible dieu. Tous en furent profondément troublés, et pas un ne savait quoi faire.

Il convient maintenant de dire que les cérémonies sont toujours célébrées par une unique prêtresse, seule avec la déesse, sauf lors des Initiations.

Les autres s’étaient également vues rejetées par Elle, et lorsqu’elles apprirent la terrible fin de la Grande Prêtresse, elles furent emplies de crainte. À vrai dire, certaines cachèrent leur échec aux prêtres. Mais il n’était pas besoin d’attendre un jour et une nuit pour à chaque fois retrouver leur corps mutilé dans les cours extérieures. Dire la vérité apparut alors comme un moindre mal.

L’affaire était en outre devenue un scandale public car la déesse avait frappé le peuple de famine et l’accablait d’un mal terrible et odieux.

Je ne savais quoi faire, car pour moi le Voile scintillait toujours, et même plus vivement qu’à l’accoutumée. Je n’en dis cependant rien et errais abattu et triste comme si j’étais aussi infortuné que les autres. Je ne voulais pas avoir l’air de me vanter de la faveur de la déesse.

Ils partirent alors consulter le vieux Mage du puits qui leur rit carrément au nez sans leur dire un seul mot. Ils rendirent ensuite visite au bouc sacré de Khem, et sa prêtresse leur répondit simplement : " Moi, ou quelqu’un de pareil à moi, pouvons trouver grâce auprès d’Elle. " Ils crurent cette réponse obscène et moqueuse. La troisième fois, ils allèrent au temple de Thoth, le dieu Ibis présidant à la sagesse. Et Thoth leur répondit par cette énigme : " Sur combien de pattes mon Ibis se tient-il ? "

Et ils n’y entendirent rien.

Mais le vieux Grand Prêtre était bien décidé à résoudre le mystère, quitte à le payer de sa vie. Il se cacha dans le temple et chercha dans la mare le reflet de la scintillance du Voile, tandis qu’une par une nous célébrions les adorations. Derrière lui, à l’extérieur, se tenaient les prêtres attendant qu’il leur fasse signe. Nous ne le savions pas, et lorsque ce fut à moi (en dernier) d’adorer la Voilée, le Voile scintilla et le vieux Prêtre leva haut les bras pour signaler ce qui venait de se produire. Et l’éclair de l’Œil transperça le Voile : l’autre tomba raide mort de son poste d’observation et s’abattit sur les prêtres au dehors.

Ils l’ensevelirent en grande pompe car il avait donné sa vie pour le peuple et pour le temple, afin de regagner la faveur de la Voilée.

Tous vinrent ensuite avec grande humilité voir l’enfant que j’étais, et ils m’implorèrent de traduire la volonté de la Déesse. Et sa volonté était que je sois seul à la servir nuit et jour.

Ils me firent ensuite boire à la Coupe du Tourment dont la vertu tenait au fait que celui qui mentirait, invoquant le nom de la Déesse, brûlerait en enfer à la vue de tous durant mille ans, et ce feu jamais ne serait éteint. Un tel parjure existe dans son temple de Memphis, je le vis de mes yeux. Il y brûle et s’y contorsionne et y pousse des cris perçants sur la froideur du sol de marbre, et il y brûlera le temps imparti avant de sombrer dans cet enfer plus effroyable encore en aval de l’Ouest. Mais je bus, et la céleste rosée se mit à luire sur ma peau, et une indicible fraîcheur me pénétra tout entier. Tous s’en réjouirent et obéirent à la parole de la Déesse par moi transmise.

J’étais désormais toujours seul avec la Voilée, et il me faut pénétrer plus avant dans cette période secrète de ma vie. Car, malgré son dénouement qui fit honte à de nombreux sages, ce fut pour moi comme une éternité d’extase, d’efforts et de réussites bien au-delà de ce que la plupart des mortels – même initiés ! – disent divin.

Tout d’abord, entendons-nous bien sur ce qu’est le rituel d’adoration de notre Dame, la Voilée.

Primo, la prêtresse exécute une danse mystique par laquelle toutes les entités quelle que soit leur nature, divine ou démoniaque, sont bannies, ce afin que le lieu soit pur. Ensuite, par une autre danse plus secrète et plus sublime, la présence de la Déesse est invoquée dedans son Idole. Après quoi la prêtresse effectue un certain voyage, traversant les sanctuaires de nombreux, grands et terribles Seigneurs de Khem, en les saluant. En dernier lieu, elle prend véritablement l’identité de la Déesse, et si cela est dûment accompli, le Voile scintille en conséquence.

Par contre, si le Voile ne brille pas, c’est que d’une manière ou d’une autre la prêtresse a échoué à s’identifier à Elle. Et donc qu’il est une impureté dans la pensée de la prêtresse qui la fait échouer, car la déesse est par elle-même totalement pure.

Cependant, la tâche est toujours ardue; car pour ce qui est des autres dieux on connaît l’aspect de leurs idoles et en les contemplant assidûment on devient aisément capable de les imiter, et donc de les comprendre, et de faire un en conscience avec eux. Mais en ce qui concerne Notre Voilée, personne ayant vu son visage n’avait vécu assez longtemps pour dire quoi que ce soit ou même pousser un cri.

Il était donc pour moi d’une urgence vitale de demeurer en parfaite sympathie avec cette âme pure, si calme, si forte. Je me considérai donc avec effroi lorsque, examinant ma propre âme, je n’y vis plus cette parfaite tranquillité. C’était étrange, comme regarder un lac sur lequel souffle un vent qu’on ne sent pas sur son visage !

 

Tremblant et confus, j’allai effectuer l’adoration vespérine. Je me sentais troublé, irrité, par je ne savais quoi. Et malgré toutes mes tentatives, cela persista jusqu’au suprême instant de mon assomption de sa divinité.

Et alors ? Le Voile scintilla comme jamais auparavant, oui, beaucoup plus ! il projetait des étincelles de feu scintillant, de rose argentin, une averse de flammes et de fragrance.

 

J’en fus totalement ébahi et me fis son Vigile toute la nuit, dans l’attente d’une Parole. Elle ne vint point.

De ce qui en outre arriva, m’en vais-je vous entretenir.

 

CHAPITRE IV

 

Je ne quittais bientôt plus la déesse, si ce n’est pour manger et dormir. Le peuple rentra en grâce auprès d’elle et tous s’en réjouirent.

Si un homme bronchait, on le tuait sur-le-champ car le peuple n’avait pas oublié la famine et la maladie et voulait à tout prix ne plus jamais en être la proie. Ils étaient donc extrêmement ponctuels dans leurs offrandes.

Ceci dit, j’étais chaque jour plus anxieux car sujet à une grande passion dont je n’osais parler à qui que ce soit. Je n’osais même pas la mentionner dans le secret de mon cœur, de crainte de découvrir sa nature. J’envoyai alors ma préférée, la vierge Istarah (svelte, pâle, et tremblante comme un jeune lotus sous le Vent d’Ouest), munie de l’anneau de mon ministère, consulter le vieux Mage du puits.

Il lui répondit en désignant le ciel puis la terre. Et j’interprétai cet Oracle comme voulant dire : " Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. " Cela me vint alors qu’en proie au désespoir je m’étais jeté aux pieds de ma Dame, les mouillant de mes pleurs; car un signe advint par lequel je sus que j’avais commis une chose si effroyable que même maintenant – des milliers d’années plus tard – j’ose à peine la coucher par écrit.

J’étais tombé amoureux de la Voilée.

Oui, avec l’ardente passion d’une bête, d’un homme, d’un dieu, je l’aimais de toute mon âme.

À l’instant même où je réalisais grâce au signe, le Voile devint un feu dévorant qui consuma mes habits cérémoniels, les lapant de ses langues ignées telle une tigresse qui lape le sang. Je n’eus toutefois aucune brûlure ni un seul cheveu de roussi.

Je m’enfuis alors, nu et paniqué, et dans ma folie glissai et tombai dans la mare d’argent liquide, éclaboussant toute la salle; et comme je fuyais, cette rose cataracte de flammes qui m’enveloppait, jaillie du Voile, s’éteignait – s’éteignit.

Le Voile n’était plus qu’un tissu doré, terne.

Je rampai craintivement jusqu’aux pieds de la déesse et par mes larmes et mes baisers tentai de l’éveiller une fois encore à la vie. Mais le Voile ne flamboya point. Une brume se forma tout autour de lui et remplit bientôt le temple - je n’y voyais plus rien.

Istarah, ma préférée, revint avec l’anneau et le message. Persuadé qu’elle apportait de mauvaises nouvelles, je saignai sa gorge d’agnelle à l’aide de la faucille magique, arrachai de mes mains sa langue de vipère et la jetai aux chiens et aux chacals.

Je venais de commettre une grossière erreur : ses nouvelles étaient bonnes. En y réfléchissant, j’en perçus le sens.

Si le Voile flamboyait toujours durant mon assomption, c’est qu’alors j’étais en résonance avec cette sainte Voilée.

Si j’étais troublé sans en connaître la cause, si ma longue paix s’achevait... il en était de même pour Elle !

" Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ! " Si moi, l’homme, je cherchais à m’emparer de la divinité pour l’étreindre dans mes bras, Elle, pure essence, tentait par amour de se manifester dans la forme.

Je n’osai cependant pas réitérer la cérémonie à minuit.

Au lieu de cela, je gisais face contre terre et bras étendus, proie de la peine et de la honte, sur les marches devant ses pieds.

Et soudain ! Le Voile flamboya. Je sus alors qu’Elle aussi Se reprochait son ardeur comme son abstinence. Je restai ainsi sept jours sans bouger, et durant tout ce temps le Voile flambait doucement et subtilement, la splendeur bleuâtre devenant verte comme je passais de la mélancolie au désir.

Je me relevai le huitième jour, quittai le sanctuaire et revêtis des habits neufs, écarlates et dorés, puis me couronnai de pampre, de laurier et de cyprès. Je me purifiai et fis l’annonce d’un banquet. Une fois prêtres et citoyens complètement soûls, j’appelai le garde et les fis tous mettre dehors, puis intimai au capitaine de ne laisser rentrer personne s’il tenait à la vie. De la sorte pourrai-je demeurer totalement seul dans l’enceinte du temple.

Alors, tel un vieux loup gris, je tournai en rond dans la cour extérieure, poussant de lugubres hurlements. Et il me fut répondu par la lamentation de centaines de milliers de loups, grave et sépulcrale comme si elle jaillissait des entrailles de la terre.

Lorsqu’il fut minuit, j’entrai à nouveau dans le sanctuaire et y célébrai le rituel.

Comme je l’effectuais, je m’enflammai d’un infini désir de l’Infini que je laissai librement bondir en moi, véritable lion. Le Voile se mit précisément à luire rouge comme s’il était éclairé par quelque feu de l’enfer. J’arrivai au moment de l’Assomption, mais au lieu de m’asseoir calme et insensible, distant, réservé, je réunis toutes mes forces et me jetai follement contre le Voile, l’agrippant des deux mains. Or le Voile était tissé d’or, trois mille fils retordus; épais d’un empan ! Mais je mis toute ma force à le déchirer transversalement, et (car elle aussi y mettait toute son énergie) il se rompit dans un rugissement de séisme. La splendeur de son visage m’aveugla, j’aurais dû tomber mais elle se saisit de moi et apposa ses divines lèvres contre les miennes, me consumant de l’éclat de son regard. Des gémissements sortirent de sa bouche, sa gorge se noua et elle versa d’amoureux sanglots, sa langue me pénétra tel un trait solaire frappant les palmeraies, mes habits tombèrent, racornis, et nous nous étreignîmes chair contre chair. D’étrange façon s’empara-t-elle de moi corps et âme, s’enroulant autour de moi et en moi telle la Mort dévorant un humain.

Mon être s’intensifiant encore et encore, ma conscience s’élargissant jusqu’à ce que je devienne toute la Nature reconnue comme une, perçue comme une, comprise comme une, par moi formée, faisant partie de moi, distincte de moi – tout cela au même instant – et simultanément l’extase de l’amour devenant colossale, tour s’élevant jusqu’aux étoiles, océan à même de noyer le soleil...

Je ne peux vous en dire plus... mais dans les rues les gens ramassèrent des pommes d’or tombées de branches invisibles, et d’invisibles échansons versaient du vin à tous, du vin étrange qui guérissait de la maladie et de la vieillesse, du vin qui, versé dans la bouche des cadavres (pourvu que l’embaumeur n’ait point commencé son œuvre), les ramenait jeunes et en parfaite santé du sombre royaume.

Quant à moi, j’étais comme mort dans les bras de la sainte Voilée – non, plus Voilée ! – tandis qu’elle jouissait de moi dix fois, un millier de fois. Dans cet ouragan de passion, toute ma force était paille sujette au simoun.

Cela ne m’affaiblit point et au contraire me fortifia. Je tins bon en dépit de mes côtes qui se fêlaient. Et bientôt je remuai, comme si sa force s’était épanchée en moi. Je rejetai alors sa tête en arrière et m’imposai à elle, m’enfonçai en elle, comète qui de sa corne empale le soleil ! Et mon souffle s’accéléra entre nos lèvres, ses gémissements faiblirent, cessèrent d’être ceux d’une bête sauvage qu’on torture pour devenir ceux d’une enfant à l’agonie.

Néanmoins, en proie à une délirante soif de conquête, je me pressai contre elle et lui livrai bataille. J’écartai ses bras et les clouai au sol, puis les croisai sur sa poitrine, la réduisant ainsi à l’impuissance. Et je devins pareil à un grandiose serpent de feu, l’enveloppant et l’étouffant dans mes anneaux.

J’étais le maître !...

Il y eut comme une grande clameur qui se mit à croître, toute proche : je devins conscient de l’univers étriqué, de cela qui nous semble à part de nous tant que nous nous coupons de lui.

Les hommes s’écrièrent : " Le temple est en feu ! Le temple d’Asi la Voilée est la proie des flammes ! Il est embrasé, le grand temple qui fit la gloire de Thèbes ! "

Je desserrai alors mes anneaux et pris l’apparence d’un grandiose faucon doré. Et je lui dis une ultime parole, une parole pour la ressusciter d’entre les morts !

Et soudain ! Plus d’Asi, mais Asar !

Son habit était blanc, constellé d’étoiles rouges, bleues, jaunes. Il était d’allure jeune et tenait en ses mains le fouet et la houlette. Ainsi apparut-il comme le temple s’écroulait autour de nous, et nous restâmes là, immobiles.

Je ne savais pas quoi dire.

Et à présent le peuple de la ville nous assaillit, et pour la plupart d’entre eux ils m’auraient tué.

Mais le grand et sage Dieu Thoth, à tête d’Ibis, avec son némès indigo, sa couronne Atef, son bâton de Phénix, son Ankh d’émeraude, son pagne magique aux Trois couleurs; oui, Thoth, Dieu de la Sagesse, dont la peau est fauve orangée comme s’il brûlait dans une fournaise, nous apparut, bien visible de tous. Et le vieux Mage du Puits, que personne n’avait plus vu en sortir depuis près de soixante ans, se trouvait au centre, et il cria d’une voix forte :

" L’Équinoxe des Dieux ! "

Et il se mit à expliquer comment la Nature ne devait plus être l’objet du culte de l’homme, et comment elle devait être remplacée par l’Homme lui-même, l’homme passant par la souffrance et la mort, l’homme dans sa purification et sa perfection. Et il récita comme suit la Formule d’Osiris, telle qu’elle nous est jusqu’à aujourd’hui parvenue grâce aux Frères de la Croix et de la Rose :

" Car Asar Un-nefer a dit :

Celui qui en présence des Dieux s’avère parfait a dit :

Voici les parties de mon corps, rendues parfaites par la souffrance, glorifiées par l’épreuve.

Car le Parfum de la Rose agonisante est le soupir réprimé de ma douleur;

Le Rouge Brasier est l’énergie de mon intrépide Vouloir;

La Coupe de Vin est l’effusion sanglante de mon cœur, sacrifié pour la régénération;

Et le Pain et le Sel sont les Fondations de mon Corps

Que je détruis afin qu’elles soient renouvelées.

Car je suis Asar triomphant, et même Asar Un-nefer le Justifié !

Je suis Lui qui est vêtu du corps de chair,

Mais en Qui réside néanmoins l’Esprit des Dieux puissants.

Je suis le Seigneur de Vie, triomphant de la Mort; qui communie avec moi ressuscitera avec moi.

Je suis Celui qui manifeste dans la Matière ceux qui demeurent dans l’Invisible.

Je suis purifié : je me dresse dessus l’Univers : je suis son Réconciliateur avec les Dieux éternels : je suis Celui qui rend parfaite la Matière; et sans moi l’Univers n’est point ! "

Il dit tout ceci et exposa les sacrements d’Osiris devant tous, et d’une certaine manière, occulte, tous communièrent symboliquement. Mais moi ! Dans le Parfum de la Rose agonisante, je percevais surtout la perfection de l’amour de ma dame, la Voilée, que j’avais conquise et tuée dans la conquête !

Quoi qu’il en soit, le vieux Mage me fit revêtir (car j’étais toujours nu) la robe d’un Prêtre d’Osiris. Il me donna les habits de lin blanc, la peau de léopard, le bâton et l’ankh. Il me donna aussi la houlette et le fouet, et me ceignis de la ceinture royale. Il posa sur ma tête le serpent sacré Uraeus en guise de couronne puis, se tournant vers la foule, lui cria :

" Contemplez le Prêtre d’Asar pour Thèbes !

" Il vous exposera le culte d’Asar, et vous l’écouterez ! "

Puis, avant même que quelqu’un eût le temps de lui crier d’attendre, il disparut.

Je congédiai la foule. J’étais seul avec le Dieu mort, avec Osiris, Seigneur de l’Amenti, victime de Typhon, proie d’Apophis...

Oui, j’étais vraiment seul !

 

CHAPITRE V

 

Je fus pris d’une immense fatigue et tombai comme mort aux pieds d’Osiris. Toute connaissance des choses terrestres s’était enfuie de moi et j’entrai dans le royaume des morts par la porte de l’Ouest. Car le culte d’Osiris consiste à lier la terre à l’Ouest, c’est le culte du Soleil Couchant. À travers Isis, l’homme acquiert la force de la nature et par Osiris il acquiert la force résultant de la souffrance et de l’épreuve. Et, de même qu’un athlète entraîné est supérieur au sauvage, la magie d’Osiris est plus puissante que celle d’Isis. Et ainsi mes pratiques nocturnes, effectuées à l’insu de mes tuteurs qui voulaient féminiser mon esprit, m’avaient-elles donné le pouvoir de provoquer ce formidable événement qu’est un Équinoxe des Dieux.

Pareillement, des milliers d’années plus tard, ma secrète rébellion contre Osiris – car le monde avait assez souffert ! – était-elle destinée à engendrer un autre Équinoxe où le vigoureux, jeune et victorieux Horus remplacerait l’Assassiné.

Je passai donc par ces incandescentes demeures de l’Amenti, enveloppées d’épaisses ténèbres, tandis que mon corps gisait extasié aux pieds d’Osiris dans le temple en ruines.

Et le dieu Osiris envoya son étrange obscurité nous recouvrir, afin d’éviter que le peuple nous puisse voir ou déranger. J’évoluai alors dans l’Amenti, en proie à une paisible félicité. Là, je fus confronté au dieu dévorant; là, mon cœur fut pesé et jugé parfait; là, les quarante-deux Juges m’invitèrent à franchir les pylônes dont ils avaient la garde; là m’entretins-je avec les Sept, et avec les Neuf, et avec les Trente-Trois; et pour finir parvins-je à la demeure de la Sainte Hâthor, dans sa montagne mystique où, couronné, paré de guirlandes, je me réjouis à l’extrême, ressortant par la porte de l’Est, la Splendide porte, et regagnant la Terre de Khem, et la Cité de Thèbes, et le temple qui avait été celui de la Voilée. Je regagnai mon corps, nouant les liens magiques de la manière prescrite, et me relevai pour adorer Osiris par le signe quadruple. Et alors la Lumière d’Osiris commença à poindre, parcourut la ville en tournoyant, abondante, et en poussant de grands cris; et le peuple se mit à l’adorer, en proie à une immense terreur. En outre, ils écoutèrent leurs sages et vinrent offrir de l’or, au point que le sol du temple en fut totalement recouvert; ils vinrent aussi offrir des bœufs, tant que les cours du temple ne les pouvaient contenir; et aussi des esclaves, une véritable armée.

Je m’esquivai et allai consulter les plus sages parmi les prêtres, les architectes et les sculpteurs. Je donnai des ordres pour que le temple soit dûment reconstruit. Par la grâce du dieu, tout se passa sans trop de problèmes, bien que je fusse conscient de quelque erreur dans le travail ou, si vous préférez, de quelque faiblesse en moi qui nuisait à mon souhait. Car, voyez-vous, je ne pouvais oublier la Voilée, mes jours de silence et de réclusion en Sa compagnie, la lente aurore de notre merveilleuse passion, l’apogée de tout ce miracle dans sa ruine !

Comme arrivait le jour fixé pour la consécration du temple, je commençai à craindre quelque grande catastrophe. Pourtant, tout allait bien – sans doute trop bien.

Les prêtres et le peuple ne se doutaient toutefois de rien. Le dieu témoignait d’une exceptionnelle bienfaisance. Un dieu nouveau doit ainsi faire, sinon comment consoliderait-il sa position ? Les récoltes avaient quadruplées, le bétail était devenu huit fois plus important, toutes les femmes étaient fécondes – oui ! on vit même des femmes stériles de soixante ans mettre bas des jumeaux ! –, chagrin et maladie avaient déserté la ville.

Au grand jour de la consécration, l’affluence des citoyens était considérable.

Le temple se dressait, splendide forteresse de noir granit. Sur les colonnes étaient ciselées de merveilleuses images de tous les dieux adorant Osiris; d’extraordinaires fresques scintillaient sur les murs; elles narraient l’histoire d’Osiris, sa naissance, sa vie, sa mort des mains de Typhon, la recherche de ses membres dispersés, la naissance d’Horus et d’Harpocrate, la revanche sur Typhon-Set, la résurrection d’Osiris.

Le dieu lui-même était assis sur un trône encastré dans le mur. Il était d’ambre et de lapis-lazuli, incrusté d’émeraudes et de rubis. Il y avait des miroirs d’or poli, d’or bruni à l’aide de venin d’aspic asséché pour que meurent les esclaves qui les ouvragèrent. En effet, ces miroirs ne devant jamais avoir reflété de visage humain, les esclaves étaient à la fois aveuglés et voilés. Mais il était cependant préférable qu’ils meurent.

La cérémonie débuta enfin. Par de splendides paroles, des paroles qui brillaient comme des flammes, je consacrai tous les présents, toute la ville de Thèbes.

Et je saluai le cortège des dieux, énergiquement, de sorte qu’ils me répondirent par les échos de mon adoration. Et Osiris agréa mon adoration avec joie comme je déambulais aux quatre coins du temple.

S’ensuivit la mystérieuse cérémonie de l’Assomption. Je pris la forme du dieu et m’efforçai de mettre mon cœur à l’unisson du sien.

Hélas ! hélas ! j’étais en harmonie avec l’âme défunte d’Isis, mon cœur était une flamme de beauté et de luxure élémentaires, je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas. Le ciel devint menaçant et de sombres nuées voilèrent le Firmament de Nu. De sinistres langues de foudre les déchirèrent, sans rien illuminer. Le tonnerre gronda, le peuple était terrifié. Osiris s’assombrit dans son obscur sanctuaire, le mécontentement se lisait sur son front et son regard était celui d’un souverain outragé. Puis, une colonne de poussière descendit en tournoyant de la voûte céleste, se dirigeant vers moi qui me tenais solitaire, presque provocant, au milieu du temple tandis que les prêtres et l’assistance étaient partis au loin se cacher et se lamenter. Elle déchira la masse du toit comme s’il avait été de chaume, faisant voler les blocs de granit jusque dans le Nil. Elle poursuivit sa descente en rugissant et se tordant comme un démoniaque et royal serpent à l’agonie, s’empara de moi et me souleva hors du temple. Elle m’emmena à des lieux de là, dans le désert, puis se dissipa et m’abandonna avec mépris sur une dune. Je restai étendu là, hors d’haleine et hébêté, le cœur ravagé par l’angoisse et la colère.

Je me levai pour proférer une puissante malédiction mais la fatigue eut raison de moi, et je retombai inconscient.

Lorsque je revins à moi, l’aube était proche. Je gagnai le sommet du monticule et regardai autour de moi. Rien que du sable, du sable partout. Exactement comme dans mon cœur !

Le soleil se leva et mon seul guide devint la vision fugitive, à l’Est, de ce que je pris pour un reflet de la vallée du Nil. J’empruntai donc sa direction et tout le jour luttai contre la chaleur atroce et le sable où s’enfonçaient mes pieds. La nuit venue, je tentai de dormir en raison de cette fatigue qui m’accablait. Mais à peine étais-je couché que l’impatience me faisait reprendre ma marche. Je faisais quelques pas en titubant puis trébuchais et m’écroulais. Je ne réussis à dormir, peut-être une heure, qu’à l’aube et me réveillai gelé jusqu’aux os par ma propre sueur. J’étais si faible que je pouvais à peine lever la main, ma langue était gonflée et je ne pouvais donc saluer le disque solaire par l’adoration habituelle. Mon cerveau avait perdu tout contrôle, je n’arrivais même plus à me souvenir des incantations qui auraient pu m’être de quelque secours. Et d’épouvantables créatures s’approchèrent; l’une était un affreux démon-chameau, une brute obscène et immonde, l’autre un noir singe au museau bleu et au derrière cramoisi, dépourvu de poils et couvert de croûtes, dont la lourde crinière était huilée et mise en ordre telle la chevelure d’une splendide courtisane. Il me nargua en me faisant les avances propres à ce genre de femmes puis déféqua sur moi. Étaient présentes, en outre, menaçantes et terribles, d’immenses et ténébreuses formes démoniaques...

J’avais oublié les mots de pouvoir à même de leur commander.

Le soleil réchauffant mes os gelés me tourmentait par ailleurs. Ma langue était tellement gonflée que je pouvais à peine respirer, mon visage devint noir et mes yeux exorbités. Les démons vinrent plus près, puisèrent de la force à ma faiblesse, se dotèrent de corps physiques, me malmenèrent, me pincèrent et me mordirent. Je ripostai et malgré ma faiblesse les combattis de mon mieux - mais ils m’esquivaient aisément et leurs hurlements de rire résonnaient à mes oreilles, comme surgis de l’enfer. Quoi qu’il en soit, je m’aperçus qu’ils ne m’attaquaient que d’un seul côté, comme s’ils voulaient me pousser dans une direction précise. Mais j’étais suffisamment sage pour laisser mon ombre derrière moi et leur rage redoubla lorsqu’ils s’en aperçurent, ce qui me rendit plus acharné encore dans mes manœuvres. Ils changèrent alors de tactique et agirent comme s’ils voulaient m’obliger à respecter ma décision, ce que je fis.

J’étais vraiment béni des dieux ! En effet, je découvris bientôt un plan d’eau près duquel se tenait un imposant palmier.

Je plongeai dans l’eau fraîche et mes forces revinrent graduellement. Je n’eus qu’à faire un signe de la main, le geste juste, et tous les démons s’évanouirent. Une heure plus tard, j’étais suffisamment rétabli pour évoquer mes amis aquatiques – mes camarades les petits poissons – et la nymphe du plan d’eau apparut, s’inclina devant moi puis me cuisina les poissons à l’aide de ce feu qui rendait l’eau lumineuse, étincelante. Elle me cueillit aussi des dattes que je mangeai. Ainsi fus-je sérieusement rasséréné; et lorsque j’eus fini de manger elle posa ma tête sur ses genoux et m’endormit par son chant, car sa voix était semblable aux lacs se ridant sous les caresses du vent printanier, comme le bouillonnement d’un puits ou le tintement d’une source au travers d’un lit de mousse. Elle était également capable de notes graves telle la mer se fracassant sur une côte rocheuse.

Je dormis longtemps, longtemps – longtemps.

Et lorsque je m’éveillai, la nymphe était partie. Je me saisis d’un petit écrin reposant contre mon cœur, contenant certaines herbes sacrées, et en jetai quelques-unes dans le plan d’eau pour la récompenser de sa courtoisie. Et je la bénis au nom de notre dame Isis, de notre dame morte, et repris mon grand voyage, fortifié par ce merveilleux repas. Je ne savais cependant pas quoi faire, j’étais pour ainsi dire mort bien qu’ayant à peine vingt-deux ans.

Qu’allait-il donc m’arriver ?

Je continuai néanmoins et, gravissant une crête, contemplai enfin le vaste Nil, ainsi qu’une étincelante cité inconnue de moi.

Je demeurai sur cette crête et remerciai les puissants dieux du Ciel, les Éons d’années infinies, d’avoir pu aller aussi loin. Car, à la vue du Nil, une nouvelle vie commença à poindre en moi.

 

CHAPITRE VI

 

Je descendis la pente sans plus tarder et entrai dans la cité. Ignorant ce qui avait pu se produire à Thèbes et quelles nouvelles avaient pu s’y propager, je n’osais déclarer mon identité mais, cherchant et trouvant le Grand Prêtre d’Horus, je lui fis un certain signe et lui dis que j’étais un voyageur venu de Memphis, décidé à gagner Thèbes afin de rendre hommage au sanctuaire d’Isis. Il était bien informé et me raconta que l’ancienne prêtresse d’Isis, devenue prêtre d’Osiris, avait été enlevée au ciel en témoignage de l’insigne faveur du Dieu. Il me fut difficile de ne pas rire mais je me retins et lui répondis que je pouvais m’en retourner à Memphis, car j’étais consacré à Isis et Osiris ne pouvait faire mon affaire.

Il me pria alors de rester et d’être son invité, d’aller adorer Isis dans le temple qu’elle avait ici. J’acceptai et le brave homme me donna de nouveaux habits ainsi que des bijoux issus du trésor de son propre temple. C’est d’ailleurs là que je goûtai un doux repos, enfoncé dans des coussins moelleux, éventé par de jeunes gens munis de larges feuilles de palmier. Il m’envoya également celle qui connaissait la danse du Sommeil. L’art de cette fille consistait à enchaîner des mouvements si raffinés que n’y pouvait résister la conscience du public; et elle chantait tout en oscillant, de plus en plus bas comme ses mouvements se ralentissaient de plus en plus, jusqu’à ce que le spectateur se dissolve dans une félicité réparatrice, dans un rêve tout de délicatesse.

Lorsqu’il dormait enfin, elle se penchait sur lui, à l’image de Nuit, Dame des Étoiles se courbant au-dessus de la terre noire, et murmurait d’étranges rythmes à son oreille, de secrètes paroles, grâce auxquels son esprit était ravi au royaume d’Hâthor ou de telle autre magnifique déesse. Et là, en une seule nuit, il récoltait une moisson de repos comme n’en offrait jamais les champs du sommeil humain.

Je me réveillai à l’aube, et la trouvai qui toujours veillait sur moi, me regardant dans les yeux en souriant tendrement et en roucoulant de manière infiniment douce, Elle m’éveilla à vrai dire par un tendre baiser, car il est dans cet Art un moment précis pour sombrer dans le sommeil et un autre pour en sortir, moments qu’elle était habile à déceler.

Je me levai – elle s’enfuit comme passe un oiseau – et m’habillai avant d’aller rejoindre mon hôte en compagnie duquel je gagnai bientôt le Temple d’Isis.

Le rituel me sembla identique à celui que je connaissais, à une seule différence près. Faire intrusion durant la cérémonie n’était pas puni de mort – à moins d’être profane. Les prêtres d’un certain rang initiatique y pouvaient assister s’ils le désiraient. Je voulais à nouveau contempler ce merveilleux scintillement du Voile et fis au Grand Prêtre un signe qui me parut suffire. Il en fut tellement ébahi que, tel un nain évaluant Hercule, il se persuada que j’étais quelque saint inspecteur ou envoyé des Dieux eux-mêmes. Je ne le détrompai point et sur ces entrefaites nous pénétrâmes plus avant et nous postâmes derrière les colonnes, invisibles, dans la position d’usage.

Le hasard voulut que la Grande Prêtresse ait aujourd’hui décidé de célébrer elle-même la cérémonie.

C’était une grande femme brune, fort majestueuse, aux membres vigoureux comme un homme. Elle avait le regard fixe et perçant du faucon, un front impérieux. Lors de l’Assomption de la forme Divine, elle se rapprocha du Voile et lui parla si bas que nous ne comprîmes point ses paroles; mais celles-ci semblaient empreintes d’une redoutable intensité, d’une passion nouant ses muscles au point que ses bras se tordaient comme des serpents blessés. Les veines de son front enflèrent et l’écume lui vint aux lèvres. Nous crûmes qu’elle allait mourir, son corps s’enflait, vibrait; et pour couronner le tout un épouvantable cri s’échappa de sa gorge, inarticulé, affreux.

Le Voile scintilla durant tout ce temps – d’une manière quelque peu ténébreuse. L’air retentissait d’une musique sauvage et insensée dont la singulière magie déchirait nos oreilles. Cela ne ressemblait à rien que j’aie entendu auparavant. La Prêtresse s’arracha enfin au Voile et quitta le sanctuaire en titubant comme une ivrogne. Elle soupirait et sanglotait, ses ongles creusaient de sanglants sillons dans ses flancs humides.

Elle remarqua soudain notre présence : d’une seule gifle elle renversa mon compagnon à terre – il est interdit de résister à la Prêtresse en proie à l’Extase de l’Union – puis fondit sur moi comme une bête féroce et planta ses dents dans mon cou, m’entraînant dans sa chute. Elle relâcha sa prise et mon sang jaillit, ses yeux étincelants le fixèrent et s’emplirent d’une joie étrange; elle m’empoigna et me secoua telle une lionne s’acharnant sur sa proie. Ses mains étaient musclées, avec de puissantes articulations; elle avait la force de liens d’acier. Sa vigueur était néanmoins celle d’une mortelle et elle haleta bientôt comme sur le point de mourir noyée. Son corps se détendit et tomba inanimé contre le mien, sa bouche rivée à la mienne dans un effroyable baiser. Effroyable, car comme je le lui rendais, presque machinalement, le sang jaillit de ses narines et m’aveugla. Si bien qu’à mon tour, plus mort que vif, je sombrai dans l’extase, dans la béatitude. J’en fus tiré par le Grand Prêtre d’Horus. " Viens, " me dit-il, " elle est morte. " Je me dégageai de cette pesante folie – le corps s’agitait convulsivement comme je le retournais – et baisai les lèvres écumantes – car elle était dans la mort incroyablement belle, indescriptiblement joyeuse. J’allai ensuite, titubant, jusqu’au Voile et le saluai de toutes mes forces, de sorte qu’il scintilla par l’intensité de mon seul vouloir. Puis je m’en retournai et accompagnai le Grand Prêtre jusqu’à sa demeure.

Je dus paraître étrange en traversant la cité, couvert du sang de cette sainte sorcière.

Mais personne n’osa lever les yeux sur nous qui avancions sans mot dire. Lorsque nous parvînmes à sa maison, il m’affronta, sévère.

" Alors, mon fils ? "

Et moi, las de la sottise du monde et de l’inutilité des choses, lui répondis en ces termes :

" Père, je retourne à Memphis. Je suis le Mage du Puits. "

Mais il connaissait ce dernier et me rétorqua :

" Pourquoi ce mensonge ? "

Et je lui dis : " Je suis venu au monde où tout discours est faux, où tout discours est vrai. "

Il me fit alors révérence, se prosternant quatre-vingt-dix-neuf fois face contre terre.

Je le repoussai avec mépris, lui ordonnant : " Fais-venir la danseuse du Sommeil car demain matin je m’en retourne à Memphis. "

Elle vint. Je la maudis et m’écriai : " Sois danseuse de l’Amour ! "

Ce qui advint. Et je la pénétrai, et la connus. Au matin je me ceignis et montai à bord de la majestueuse embarcation du Grand Prêtre. Là, me couchai sur l’or et la pourpre et fus diverti par les luths et les lyres et les perroquets, par les noirs esclaves et le vin et les fruits délicieux, jusqu’à mon arrivée en cette sainte ville de Memphis.

J’appelai alors les soldats de Pharaon et fis mettre à mort, cruellement, tous ceux qui m’avaient escorté, puis mis le feu à l’embarcation que je laissai dériver sur le Nil alors que se couchait le soleil, si bien que les flammes effrayèrent les stupides citoyens. Je fis tout cela, et aussi dansai-je nu dans ma folie, traversant la ville, arrivant enfin jusqu’au Vieux Mage du Puits.

Et, hilare, je lui jetai une pierre en lui criant : " Résous-moi l’énigme de ma vie ! "

Et il ne répondit point.

Je précipitai alors sur lui un énorme rocher. J’entendis ses os se briser et lui criai, moqueur : " Résous-moi l’énigme de ta vie ! "

Mais il ne répondit point.

Alors je détruisis le mur du puits et incendiai la demeure à l’aide du feu que j’y trouvai, lequel n’épargna point serviteurs mâles et femelles.

Et nul n’osa m’en empêcher car je riais et exultais dans ma folie. Oui, en vérité, je riais, riais, riais.

 

CHAPITRE VII

 

Puis, guéri de ma folie, j’emportai le trésor de ce vieux Mage, tout ce qu’il avait amassé durant de longues années – et personne n’osa me dire quoi que ce soit. Il était prodigieux, magnifique, il y avait plus d’or que n’en pouvaient convoyer douze bœufs, des rubis spinelles, des sardoines, des béryls, des chrysoprases; des diamants et des saphirs étoilés, énormément d’émeraudes, de belles et grosses topazes, des améthystes. Il possédait également une représentation de Nuit plus haute qu’une femme, de lapis-lazuli moucheté d’or, qui avait été sculptée par une main incroyablement talentueuse. Et il détenait encore la gemme secrète d’Hadit qu’on ne trouve point sur terre, pour l’excellente raison qu’elle est invisible tant que le reste est encore observable.

Je me rendis ensuite au marché pour y acheter des esclaves. J’achetai notamment un colosse, un Nubien plus noir que le granit poli à la lumière des étoiles, droit et grand comme un jeune palmier et néanmoins plus hideux que le Singe de Thoth. J’achetai aussi un jeune homme pâle venu du Nord, un garçon naïf aux manières futiles et langoureuses. Mais sa bouche brûlait comme le soleil couchant lorsque soufflent les tempêtes de poussière. Il était si blême et si faible que tous le méprisaient et se moquaient de lui, le traitant de fille. Il s’empara alors d’un fer chauffé à blanc et s’en servit pour inscrire mon nom en hiéroglyphes sur sa poitrine – et il ne cessa pas une seconde de sourire tandis que la chair fumait et sifflait.

Notre imposante caravane se mit en route, décidée à gagner un ilôt rocheux du Nil, difficile d’accès en raison des eaux qui écumaient et tourbillonnaient dangereusement à ses abords. Et là nous bâtîmes un petit temple en forme de ruche, dont l’intérieur était dépourvu d’autel et de sanctuaire car en ce temple le dieu serait sacrifié à lui-même.

C’est moi qui fis le dieu; je poudrai d’or ma chevelure et l’ornai de fleurs. Je dorai mes paupières et vermillonnai mes lèvres, me dorai mamelles et ongles et, Dieu et Victime tout à la fois, me trouvais-je quotidiennement immolé à cette étrange créature qui n’était autre que moi. Je fis grand prêtre mon géant nubien et dotai sa baguette de puissance magique, ce afin qu’il puisse correctement accomplir mes rites. Ce qu’il fit afin que de nombreux hommes de Memphis ou d’autres villes plus lointaines délaissent leurs dieux et viennent ici sacrifier. Je nommai aussi le pâle adolescent gardien du Temple, et il me jura fidélité jusqu’à la mort.

Or voici qu’une grande rumeur s’empara de Memphis, et nombre de femmes lascives et insensées se récrièrent contre nous. L’agitation fut si conséquente qu’une importante troupe de femmes quitta la cité pour nous rejoindre sur l’île. Elles tuèrent le pâle garçon qui leur barrait l’entrée épée à la main. Elles écumaient et c’est alors que je vins, glorieux, les affronter. Elles hésitèrent et, à ce moment précis, je leur infligeai un mortel prurit, si bien qu’elles coururent en tous sens, déchirant leurs habits et lacérant leurs chairs sous les yeux de mes gens qui rirent jusqu’à en avoir mal.

Pour finir, toutes moururent en raison de l’épuisement et du sang perdu. Quatre cent deux femmes périrent dans le grand carnage de cette journée-là. De sorte que le peuple de Memphis fut en paix pour quelque temps.

Pour ma part, je pleurais la perte du jeune esclave. Je fis embaumer son corps de la manière qui sied aux rois puis disposai son sarcophage – dessous une haie de lances et de poignards – à la porte de mon temple, et ainsi n’y eut-il plus d’autre accès à ma gloire.

Jamais esclave ne fut pareillement honoré.

Je demeurai là les trois cycles de la saison; et au terme de cette période le grand prêtre mourut.

Car il était un étrange et terrifiant rite qu’il me fallait accomplir; et personne d’autre que moi, personne qui ne soit fortifié par la puissance magique, n’aurait pu s’en charger.

Je me lassai néanmoins de ce perpétuel sacrifice. J’étais devenu blême, usé, de la glace remplaçait le sang de mes veines. J’étais à la vérité presque devenu un dieu...

Aussi m’emparai-je du corps de mon Nubien puis tuai quatre jeunes filles et comblai de leur sang tous les espaces creux de son corps. Puis je scellai ce corps de huit sceaux; et le neuvième était mien, centre de ma divinité.

Il se releva lentement, comme hésitant, tandis que je proférai les effroyables paroles :

 

A ka dua

Tuf ur biu

Bi aa chefu

Dudu ner af an nuteru !

 

Je le touchai ensuite de ma baguette et il ressuscita tout à fait. Nous rentrâmes et il accomplit (bien qu’en silence) une dernière fois la cérémonie. Lorsqu’elle fut achevée, il gisait à terre ratatiné comme une vieille outre – et néanmoins son sang ne me fut d’aucune utilité. J’étais plus glacial encore qu’auparavant. Mais cette fois j’étais vraiment Osiris car ma peau irradiait des flammes de gloire froide et sombre, et mes yeux étaient d’une extatique fixité.

Oui, par Osiris, je le jure ! Aussi vrai que les yeux des hommes ne cessent de bouger, les miens demeuraient immobiles !

Je décidai de bouger et fis mon entrée dans Memphis, le visage voilé, guidé par des esclaves.

Je visitai un par un tous les temples, écartant mon voile : tous les humains mouraient sur-le-champ et les dieux chutaient de leur emplacement pour s’écraser au sol.

Je remis mon voile puis gagnai la place du marché où je me mis à chanter à tue-tête :

Mort et désolation et désespoir !

J’élève la voix et tous les dieux sont muets.

Je dévoile ma face et tout ce qui vit disparaît,

J’inspire l’existence et expire l’anéantissement.

J’entends la musique du monde, et son écho est Silence.

Mort et désolation et désespoir !

Nous sommes à la croisée des chemins : l’Équinoxe des Dieux est achevé.

Un autre jour : une autre voie.

Que ceux qui m’entendent s’humilient devant moi !

Mort et désolation et désespoir !

J’arrachai alors mon voile et les froids éclairs de mort firent leur œuvre, la populace décéda à l’instant.

À l’exception d’un jeune joueur de flûte qui, aveugle, n’avait pu croiser mon regard et avait donc survécu.

Je lui tins alors ce langage :

" Va, convoque les prêtres et le peuple, tous ceux qui restent. Qu’ils bâtissent un nouveau temple à la gloire d’Osiris le Dieu des morts, et qu’ils vouent un culte aux morts pour toujours et à jamais. "

Après m’être exprimé de la sorte, je quittai la ville en compagnie de deux esclaves que j’avais laissés à sa porte puis nous gagnâmes le Nil. Je demeurai de nombreux mois à pleurer ma Dame Isis dans une caverne proche de la berge. Bien que l’ayant vengée par divers actes épouvantables, je ne l’avais point ramenée à la vie. Qui plus est, l’amour que je lui portais était pour ainsi dire mort : mon cœur ne battait plus à son évocation. Je dirais que ma passion errait comme une âme sans sépulture, glacée, ballottée par les vents !

Les actes que je commis durant cette période sont presque trop affreux pour être narrés. Car je fis grande pénitence dans l’espoir de vivifier ce principe mort en moi que les hommes appellent l’âme.

Je m’affamais honteusement, de la manière qui suit. M’entourant tout d’abord d’une abondance de mets succulents, renouvelés d’heure en heure, je me condamnais toutefois à ne me sustenter que d’un peu d’ail et de sel, avec un peu d’eau dans laquelle on avait égrugé de l’avoine.

Si le désir de goûter à l’ambroisie présente m’envahissait, je m’entaillais à l’aide d’une pierre affilée.

J’allumai en outre un grand feu dans la grotte, et les esclaves titubaient et défaillaient en s’approchant. Je suffoquais en raison de la fumée et vomissais en permanence un mucus noir et puant, cadeau de mes poumons çà et là souillés d’écume sanglante.

Je laissai également ma chevelure croître et devenir fort longue, jusqu’à héberger la vermine. Et lorsque je m’allongeais pour dormir, ce qui n’advenait jamais avant que ma langue enflée et mon gosier noirci ne soient plus en mesure de hurler le nom de ma Dame morte, j’enduisais mes membres de miel pour que les rats de la grotte les puissent ronger durant mon sommeil. J’avais pour oreiller la dépouille d’un lépreux et lorsque cette âme morte qui était la mienne parvenait quelque peu à s’imprégner d’amour pour ma Dame, j’embrassais et caressais ce cadavre et lui chantais de tendres mélopées, dans une gracieuse débauche de paroles et de gestes. Tout ceci interpellait vivement mon âme, lui reprochant sa faiblesse et sa corruption. L’amertume et l’impureté de ma vie souvent franchissaient les limites de la sensibilité et durant des heures entières une furieuse tornade de rire m’emportait. Mes esclaves n’osaient plus m’approcher et il m’arrivait alors de me précipiter dehors pour en saisir un par les cheveux et le tirer à l’intérieur, puis de lui faire subir une torture raffinée. Cela m’était fort utile. J’inventais d’atroces supplices qui, s’ils tourmentaient suffisamment la victime, devenaient dignes que je les expérimente. Ainsi enfonçais-je sous mes ongles des aiguilles plongées dans la vase du Nil, dans l’espoir que les plaies ulcérées entraînent un écœurant martyre. Ou alors je tailladais la chair puis l’arrachais par lambeaux; mais cette méthode, bien qu’offrant sur l’esclave des résultats intéressants, ne m’était d’aucun secours, ma peau étant devenue par trop cassante. Je pris aussi un lourd morceau de bois pour en marteler les os à l’aide d’une pierre, blessant la membrane les recouvrant jusqu’à ce qu’elle se tuméfie. Je dus également abandonner le procédé car le membre de l’esclave enfla, commença à pourrir et prit une teinte verdâtre – et l’esclave mourut dans d’effroyables souffrances.

Je fus alors contraint de me guérir magiquement et ce fut une grande perte d’énergie.

J’étais donc "loin de nager dans le bonheur" bien que mes lèvres pendillassent sur mon visage émacié comme deux gousses de haricot noircies et desséchées, et qu’il n’y eût plus un seul pouce de ma peau exempt de cicatrices.

J’arrivais néanmoins au terme de mon épreuve car le peuple de Memphis, s’étonnant des fréquentes emplettes de lépreux morts toujours effectuées par le même esclave, commença à répandre – comme il est de coutume chez l’ignorant – de stupides rumeurs. Ils finirent par déclarer ouvertement : " Il y a un saint ermite dans cette vieille grotte près du Nil. " Du coup, toutes les femmes stériles de la cité vinrent furtivement me visiter dans l’espoir que ma sainteté les rende fécondes.

Mais je leur présentai mon lépreux mort et leur dis : "Laissez-moi tout d’abord engendrer des enfants de celui-ci et après je m’occuperai de vos histoires." Elles n’apprécièrent pas outre mesure mais ne me laissèrent pas en paix pour autant et proclamèrent à leur retour que j’étais une monstruosité, une goule, un vampire. ...Et là-dessus toutes les belles jeunes femmes de la cité quittèrent leurs amants et maris pour venir me voir, les bras chargés de présents. Mais je les amenai devant le cadavre du lépreux et leur dis : " Lorsque vous serez aussi belles que lui, et que je serai las de sa beauté et de son charme, alors vous octroierai-je du plaisir. "

Elles s’emportèrent violemment contre moi et incitèrent les hommes de la ville à m’assassiner. Mais j’étais peu enclin à faire montre de ma force magique et, dès que j’en eus vent, me rendai au temple d’Osiris que je leur avais fait bâtir et m’y réfugiai. Et là je parvins à la félicité car, unissant ma conscience à celle du dieu, j’y gagnai l’expansion de cette conscience. Le royaume des morts n’est-il pas un puissant royaume ?

J’en vins à percevoir l’univers comme s’il s’agissait d’un point unique de néant infini qui était néanmoins sujet à une extension infinie; et je devins cet univers pour m’y dissoudre totalement. En outre, mon corps quitta le sol et s’éleva dans les airs, échappant à l’ombre de la terre qui tournait loin sous moi; et de tout cela je n’avais conscience car j’étais toutes ces choses et aucune d’elles. J’étais de plus uni à Isis, mère d’Osiris, étant désormais son frère et son seigneur.

Pauvre, pauvre de moi ! car tout cela n’était que partiel et inexact; et je ne comprenais pas réellement ce qui se produisait.

Tout ce que je savais, c’est que je devais retourner à Thèbes et y régner comme Grand Prêtre d’Osiris, cessant de m’acharner à obtenir l’inouï et l’impossible, mais en vivant paisiblement et patiemment, en profitant pleinement de mes dignités et de mes richesses, comme n’importe quel homme.

Je perçus également que de même qu’Isis est Dame de toute la Nature, des vivants, et qu’Osiris est Seigneur des Morts, un jour viendrait où Horus, le Seigneur à tête de Faucon, apparaîtrait comme un jeune enfant, symbole de toute Nature et de toute Humanité hissées par-delà Vie et Mort, sous la suprême autorité de Hadit qui est Énergie et de Nuit qui est Matière – bien qu’il s’agisse d’une Énergie et d’une Matière transcendant toutes les humaines conceptions que nous ayons d’elles.

 

Je reviendrai sur ce point lorsque le temps sera venu.

 

CHAPITRE VIII

 

Imaginez mon retour à Thèbes ! J’étais si marqué et si abîmé, bien que n’ayant pas trente ans, qu’ils ne me reconnurent pas. Je me fis admettre comme serviteur au temple d’Osiris et devins fort apprécié des prêtres car je chantais en l’honneur du dieu et lui composais des hymnes, cela grâce à ma puissance magique – eux croyaient la chose naturelle. Il fallut moins d’un an pour qu’ils commencent à envisager de m’admettre à la prêtrise. Le Grand Prêtre du moment était un homme jeune et vigoureux, portant une barbe noire à la manière d’Osiris, avec la mouche équarrie descendant sous le menton. Ils l’avaient choisi après que j’aie été emporté par le tourbillon. La Grande Prêtresse était une femme de quarante-deux ans, une brune splendide, dotée de yeux étincelants et affichant une expression sévère. Son corps était cependant svelte et agile comme celui d’une adolescente. Or, il advint que ce fut à moi de lui présenter les funèbres offrandes : chair d’oies et de bœufs, pain et vin. Elle me parla tout en mangeant car elle fut avisée par son art que je n’étais pas un serviteur ordinaire. Je lui présentai alors le Bâton consacré de Khem que je tenais de mon père et le plaçai dans sa main. Elle s’en émerveilla car ce Bâton témoigne d’une grande et sainte initiation, si rare qu’une seule femme, à ce qu’on dit, s’en trouvât jamais digne. Elle se réjouit d’avoir pu poser les yeux sur lui et me pria de garder le silence quelque temps, car elle avait un dessein à accomplir. Je levai alors le bâton sur elle afin de lui octroyer la bénédiction aux quarante-neuf pétales, ce qui déclencha en elle une illumination dont elle fut ravie. Je me laissai choir à ses pieds – car elle était la Grande Prêtresse – et les baisai respectueusement avant de me retirer.

Trois jours plus tard, comme je l’appris, elle fit mander une prêtresse excellant dans certains arts mortels et exigea d’elle un poison. Et l’autre lui donna, en ajoutant : " Puisse le Grand Prêtre du Dieu des morts descendre rejoindre les morts ! " Cette perverse Grande Prêtresse mélangea ce poison aux sacrements eux-mêmes et cette ruse mit un terme à son existence. Elle s’arrangea par la suite pour qu’un jeune et stupide malpropre devienne grand prêtre, se disant en elle-même : " Assurément le dieu l’éconduira. " Mais, à son ordre, la Statue du dieu rayonna comme de coutume. Et dès lors elle sut – et nous sûmes tous – que la gloire s’en était allée; les prêtres ayant échangé la véritable cérémonie contre quelque artifice frauduleux.

Elle en fut profondément découragée car, bien qu’ambitieuse et perverse, elle était dotée d’un grand pouvoir et de grandes connaissances.

Au lieu d’en faire usage, elle décida d’opposer la ruse à la ruse. Et suspectant (à juste titre) quel était l’astucieux responsable de la chose, elle soudoya le Grand Prêtre pour qu’il fasse marche arrière, s’exposant ainsi au déshonneur. Mais ce dernier n’éprouvait pas la moindre honte, il mentait en affirmant que le Dieu brillait plus fort que le Soleil, et il mentait sans crainte car Maât, la Dame de Vérité, n’avait pas sa place dans ce temple. Toute cette infamie résultait de mon prime échec à emprunter la forme du dieu et de leur mensonge sacerdotal comme quoi j’avais été enlevé au ciel en vertu de ma sainteté. En outre, les richesses qu’ils avaient escompté acquérir par leur duperie ne leur échurent point car Pharaon était passé à Thèbes et avait fait main basse sur les coffres du temple. Du coup, ils étaient pauvres. Ils allèrent jusqu’à échanger de bons augures contre de l’or, lesquels se révélèrent désastreux pour les acheteurs. Ils vendirent alors des malédictions et semèrent la discorde dans toute la ville. Cela accrut la misère du peuple dont les dons au temple se firent plus rares encore.

Car il n’est pire folie que l’appât du gain.

Autrefois, les dieux dispensaient leurs grâces et les gens venaient librement partager l’abondance qui était leur.

Et maintenant les prêtres semaient de la menue paille et ne récoltaient que du vide.

J’attendais en silence de voir ce qui allait se produire. Et cette prêtresse imbécile ne pouvant trouver d’autre expédient que celui déjà employé ! Mais le jeune crétin avait deviné comment était mort son prédécesseur et il ne toucha point aux sacrements, il fit juste semblant.

Elle m’appela alors – car j’étais d’ores et déjà ordonné prêtre – pour me demander conseil, et elle avait en tête de me substituer à lui.

Elle me prépara un somptueux festin et, lorsque nous fûmes dans un état d’ivresse avancée, posa sa tête contre ma poitrine et me dis de merveilleuses paroles d’amour, à moi qui avais aimé la Voilée ! Je simulai une folle passion et la fis boire outre mesure, de sorte qu’elle proféra de grandes paroles qui écumaient comme autant de poissons morts et gonflés à la lumière du soleil; nous gouvernerions Thèbes et peut-être même évincerions Pharaon et nous emparerions de son trône et de son sceptre. Et pourtant la pauvre sotte ne savait même pas comment se débarrasser de cet idiot de grand prêtre, qu’elle avait elle-même nommé ! Je lui dis en guise de réponse : " Emprunte la Forme d’Osiris, et tout ira bien dans le Temple d’Osiris. " C’était une manière de me moquer, car je l’en savais incapable. Elle était cependant tellement enivrée de vin et d’amour qu’elle effectua séance tenante le rituel d’Adoration et d’Assomption.

De belle humeur, je fis usage de ma puissance magique et la fis devenir Osiris pour de bon, si bien qu’elle se mua en bloc de glace et que ses yeux fixèrent...

Elle voulut hurler de terreur mais n’y parvint pas car je lui avais imposé le silence de la tombe.

Durant tout ce temps, je simulai l’émerveillement et applaudis, ce qui acheva de l’abuser. Las de rire à ses dépens, je la fis ressusciter. Elle ne savait quoi dire. Elle prétendit tout d’abord avoir reçu un grand secret puis, se souvenant combien mon rang initiatique était supérieur au sien, se ravisa et n’osa pas. Pour finir, effrayée, elle se jeta à mes pieds et avoua tout, plaidant qu’au moins l’amour qu’elle éprouvait à mon égard était authentique. Peut-être était-ce vrai. Dans tous les cas, j’aurais eu pitié d’elle car en vérité son corps était semblable à une fleur, blanc et pur, cela bien que sa bouche fût sévère et vigoureuse, et qu’on puisse lire la luxure dans ses yeux et la fourberie sur ses joues.

Je la consolai, pressant contre moi ce corps délicat, m’enivrant du vin de son regard, savourant le miel de sa bouche.

Je finis par lui conseiller d’inviter le Grand Prêtre à un festin qui se déroulerait en secret et où je les servirais, revêtu de mes anciens habits de serviteur.

Il vint la nuit suivante et je les servis. Elle lui fit ouvertement des avances – simulées, certes – mais de manière suffisamment subtile pour qu’il se croie lion et la pensât daine. Il finit par n’en plus pouvoir et lui tint ce langage : " Je te donnerai tout ce que tu veux pour un seul baiser de ta merveilleuse bouche. " Elle lui en fit prêter le serment par Pharaon – étant acquis que ce dernier aurait sa tête en cas de parjure – puis l’embrassa, une fois seulement, comme si sa passion était celle du Nil en crue pour les bancs de sable qu’il dévore, puis elle bondit sur ses pieds et lui annonça : " Donne-moi en échange de ceci, ô mon aimé, ta charge de Grand Prêtre ! " L’instant d’après, elle était dans mes bras et me câlinait. Il en resta bouche bée, carrément déconfit. Puis il retira l’anneau de sa fonction et le jeta à ses pieds, lui crachant une injure au visage avant de s’éclipser.

Or, tout en ramassant l’anneau, je lui criai : " Que sera-t-il fait à celui qui insulte la Grande Prêtresse ? "

Il se retourna et répondit d’un air morose : " J’étais le Grand Prêtre. " " Tu n’as plus l’anneau ! " lui hurla-t-elle, blême de colère et écumante de rage – car l’injure était de celles qu’on n’oublie pas !

Elle frappa la cloche et les gardes firent leur apparition. Sur son ordre, ils allèrent chercher le bourreau et les instruments du trépas puis nous laissèrent. L’exécuteur des hautes œuvres enchaîna le condamné à la roue de fer par les chevilles, la taille et la gorge, puis lui sectionna les paupières afin qu’il ne puisse rien perdre de sa mort. Il l’amputa par la suite de ses lèvres à l’aide de ses cisailles, commentant : " Par ces lèvres as-tu blasphémé contre la Sainte, la Fiancée d’Osiris. " Juste après, il lui arracha les dents une par une, disant à chaque fois : " Cette dent t’aida à commettre un blasphème contre la Sainte, la Fiancée d’Osiris. " Il extirpa sa langue à l’aide de ses tenailles et ajouta :

" Par cette langue as-tu blasphémé contre la Sainte, la Fiancée d’Osiris. " Puis il brûla sa gorge avec de l’acide méchamment corrosif, disant : " De cette gorge est issu un blasphème contre la Sainte, la Fiancée d’Osiris. " Il se saisit d’une barre de fer portée à blanc et anéantit sa virilité, commentant : " Puisses-tu être objet de honte, toi qui blasphémas contre la Sainte, la Fiancée d’Osiris. " Il amena un jeune chacal pour qu’il se nourrisse à son foie, ajoutant : " Que les bêtes qui dévorent les charognes dévorent ce foie qui voulut blasphémer contre la Sainte, la Fiancée d’Osiris ! " Puis le malheureux rendit l’âme et l’on exhiba sa dépouille dans un fossé de la ville où les chiens la vinrent dévorer.

Durant tout ce temps, ma dame badinait amoureusement avec moi, poussant de doux gémissements tout en fixant dans les yeux celui qui l’aimait, yeux où l’on pouvait lire les infernaux supplices, ceux du corps le disputant sans cesse à ceux de l’âme.

Et à ce qu’il me semble, par la grâce de Set, ceux de l’Âme l’emportèrent.

Bien que relatant froidement ceci des milliers d’années plus tard, je crois que jamais je n’ai connu félicité amoureuse qui soit comparable à celle vécue en sa compagnie, et à ce moment précis. Comme j’écris, tout me revient en mémoire, franchissant la nuit des temps, chaque mot tendre, chaque baiser enchanteur (nos bouches se forçant obliques) dont elle s’allaitait à mes lèvres défaillantes, chaque frisson de son corps délicat et vigoureux. Je me remémore chaque rouleau de sa chevelure dont les pierreries l’ornant piquaient telles des vipères; la pénétrante extase de ses ongles acérés sur ma chair, tantôt doux comme le velours, tantôt cruels et fantasques, ou encore, fous d’amour, s’y enfonçant jusqu’au sang, comme ils folâtraient le long de mon épine dorsale. Mais je ne vis rien – je le jure par Osiris ! Je ne vis rien d’autre que le regard furieux de cette âme perdue se contorsionnant sur la roue.

En vérité, comme le bourreau emportait le cadavre, nous tombâmes à la renverse et demeurâmes au milieu des restes du festin, des carafes chavirées, du linge de table souillé, des lampes éteintes ou renversées, des coupes d’or qui ciselées d’images obscènes erraient çà et là, des viandes qui délaissaient leurs plats incrustés de gemmes et répandaient leur jus, maculant la blanche exubérance du lin. Et nous au centre de tout cela, aux membres insouciants comme le vent, immobiles.

On aurait pu dire : la fin du monde est proche. Et dans cet irascible abîme de sommeil où j’avais plongé sans retenue demeurait néanmoins la douceur de savoir que j’avais gagné la main pour laquelle j’avais tout misé : j’étais à Thèbes Grand Prêtre d’Osiris.

Lorsque nous émergeâmes le lendemain matin, nous nous fîmes horreur, avec nos bouches de traviole, nos langues qui pendaient comme si nous étions deux chiens sur le point de mourir de soif, et nos yeux qui clignaient torturés par la lumière du jour, nos membres poisseux de sueur rance.

Nous nous levâmes et nous saluâmes l’un l’autre avec la dignité qui convenait à nos hautes fonctions, puis nous séparâmes afin de nous purifier.

J’allai à la Cérémonie d’Osiris, et la farce honteuse fut jouée une dernière fois.

Mais je jurai dans le secret de mon cœur de nettoyer le temple de sa chicane et de sa sottise. J’effectuai à la fin de la cérémonie un puissant bannissement, un bannissement de toutes choses mortelles ou immortelles, de Nuit encerclant l’Espace infini à Hadit Cœur des Choses; d’Amoun qui règne avant tous les Dieux au terrible Serpent Python qui se tient au terme des choses, de Ptah, dieu de l’âme pure de l’éther, à Besz, la force brute de cela qui est plus grossier que la terre, n’ayant point de nom, qui est plus dense que le plomb et plus rigide que l’acier, plus noir que l’épaisse ténèbre de l’abîme et qui se trouve néanmoins en tout et nous environne tous.

Amen !

Et tout le jour je cogitai et mis au point une ruse qui rivaliserait avec celle employée par les blasphémateurs d’Osiris, lequel était enfin devenu mon Dieu.

Oui, demain serait le jour de la vengeance !

 

CHAPITRE IX

 

Voici de quelle manière je m’y pris : j’inspirai un Oracle à la Grande Prêtresse, et elle prophétisa, annonçant qu’Osiris ne serait pas satisfait de ses serviteurs tant qu’ils ne seraient pas passés par les épreuves des quatre éléments. Or, ces rituels étaient depuis toujours associés à un degré bien précis de l’initiation. Le chapitre était donc sérieusement inquiet mais, chacun se souvenant comment toute véritable magie était honteusement parodiée, le bruit courut qu’il s’agissait là d’une nouvelle ruse de la Grande Prêtresse visant à accroître la réputation de sainteté du temple. Et, leur bêtise les confortant dans cette opinion, ils y consentirent de bon cœur et s’en firent gloire. Je les enveloppai tous, un par un, des bandages mortuaires d’Osiris, fixant à leur sein une image dûment consacrée du dieu ainsi qu’un talisman contre les quatre éléments.

Puis je les disposai l’un après l’autre en haut d’une haute et étroite tour, en équilibre, si bien que le moindre souffle de vent serait garant de leur mort.

Ceux que l’air épargna, je les jetai dans le Nil là où il est dangereux et rapide. L’eau n’en restitua que quelques-uns, lesquels j’ensevelis trois jours sous terre sans sépulcre ni cercueil, afin que cet élément leur puisse livrer bataille. Les rares qui survivèrent furent livrés à un feu de charbons.

Pour qui est préparé à ces épreuves (s’étant préalablement mis à l’unisson des éléments), elles sont simples. Il demeure immobile bien que la tempête se déchaîne sur la tour; il surnage aisément une fois dans l’eau; enterré, il sombre dans la transe; et pour finir ses bandages le protègent du feu bien que tout Thèbes vienne l’attiser.

Mais tel n’était pas le cas de ce faux clergé Osirien. Sur les trois cents individus, neuf seulement firent l’affaire. J’aidai toutefois par ma magie la Grande Prêtresse à s’en sortir, car elle m’avait considérablement diverti et je retirai un grand plaisir de l’amour qu’elle me portait, plus sauvage que la fureur des quatre éléments réunis en un seul.

Je convoquai les neuf survivants, tous mâles, et leur donnai instructions et conseils pour qu’ils forment une secrète fraternité à même d’étudier et enseigner la formule d’Osiris, dont la suprême fonction consiste à initier l’âme humaine. Ils devraient maintenir la discipline dans le temple par seul égard pour le peuple, tolérant n’importe quelle dépravation tout en s’en abstenant eux-mêmes. Le corps n’est-il point périssable, et la dépouille fort pure ? L’art de l’embaumeur devrait également tomber en désuétude, et bientôt; car le monde était désormais sous l’autorité d’Osiris, lequel aime le charnier et la tombe.

Une fois tous les serments de cette fraternité secrète dûment prêtés, j’assignai un rôle à chacun, tous devant présider à tel ou tel grade et celui affecté au plus bas se devant charger de sélectionner les postulants et gouverner le temple.

J’effectuai ensuite la Cérémonie d’Osiris, en mode invocatoire car j’avais d’ores et déjà fait justice de la machination impie; et le Dieu me répondit enfin, brillant d’un éclat infini. Puis je révélai aux Prêtres qui j’étais et ils se félicitèrent grandement qu’après toutes ces années le vieux mensonge soit aboli et que le maître réintègre enfin son poste.

Mais le dieu proféra un Oracle, que voici : " C’est la dernière fois que j’irradie pareille lumière en Mon temple, car je suis le dieu de la Vie dissimulée dans la Mort. Et votre magie sera dorénavant une magie agissant secrètement en vos cœurs; et qui effectuera publiquement un miracle, vous saurez qu’il ment et parodie la Sagesse sacrée.

" Pour cette raison suis-je toujours enveloppé d’un suaire blanc parsemé d’étoiles des trois couleurs actives; ces choses me dissimulent et qui Me connaît les a transcendées. "

Puis il nous convoqua tous un par un et murmura à chacun une formule secrète et un mot de pouvoir, relatifs aux grades auxquels je les avais affectés.

Mon tour venu, il me délivra la suprême formule et le suprême mot, le mot de soixante-dix-huit lettres et la formule aux soixante-cinq pétales.

J’entrepris alors séance tenante de parfaire la compréhension que j’avais de mon Dieu Osiris, afin de pouvoir appréhender son rôle dans l’ordre général du Cosmos.

Car qui voit le jour durant les années où règne un Dieu croit ce Dieu éternel, unique, seul. Mais celui qui naît à l’heure où un Dieu périclite, à la mort d’un Dieu et à la naissance d’un autre, celui-là entrevoit un tant soit peu l’ordre des choses. Et il lui est nécessaire de pleinement appréhender ce changement de poste (car les dieux ne meurent ni ne ressuscitent, mais tantôt l’un initie et l’autre garde, tantôt l’un est héraut et l’autre consécrateur), son sens et son rôle dans le plan universel.

C’est pourquoi, en cette cinquième année de l’Équinoxe des Dieux (1908), où Horus vint remplacer Osiris, je cherche – à la lumière de ma mémoire magique – à pleinement comprendre la formule d’Horus – Râ Hoor Khuit – qui est mon dieu et gouverne le monde sous l’autorité de Nuit et de Hadit. Et de même qu’Ankh-f-na-khonsu me laissa la stèle 666 avec les clés de cette connaissance, je rédigerai moi aussi en hiéroglyphes la formule de la Dame au Bâton Fourchu et à la Plume, laquelle prendra possession de son trône et régnera à sa place lorsque la force d’Horus sera épuisée.

Le culte des Dieux devait donc devenir secret et leur magie être dissimulée aux hommes. Ils devraient déchoir de leur position sous les yeux de ces derniers, et de petits rats gris viendraient rire d’eux sans que nul ne songeât à les venger, eux qui demeureraient indifférents et sans riposter. Il en résulterait cependant qu’un initié les pourrait connaître d’une manière certes plus ardue mais infiniment plus riche et intime.

Dès ce moment, ma vie devint son propre sujet d’attention. Je n’avais plus de temps pour les pratiques ascétiques comme pour les plaisirs et j’abandonnai toute participation active au service du temple qui, purifié et régénéré, était devenu tout à la fois subtilement parfait et parfaitement subtil.

Tous n’avaient pas une compréhension exhaustive du changement qui s’était produit, auquel cas ils obéissaient et faisaient semblant de peur d’être méprisés par leurs semblables. Et il advint que plus sotte et ignorante était une personne, plus elle feignait l’entendement, si bien que le moins pieux apparaissait comme l’étant le plus – comme on voit encore de nos jours.

Mais tout cela m’indifférait car j’étudiais sans cesse la nature d’Osiris, me concentrant sur des symboles mystérieusement purs. Je compris pourquoi l’on disait qu’Isis n’avait pu découvrir le Phallus d’Osiris, et perçus par là même pourquoi il était nécessaire qu’Horus vint après lui dans la grande succession des Équinoxes. Je confectionnai en outre des talismans de pure lumière concernant Osiris et célébrai au grand jour toutes les cérémonies d’initiation à ses mystères.

Tout cela fut interprété par des sages puis traduit dans la langue du crépuscule et gravé dans la pierre comme dans la mémoire des hommes.

Ce grand effort pour appréhender le cours des événements tel que le conçoit le Destin ne laissait pas d’attiser ma perplexité. Ainsi devrais-je laisser des images justes et intelligibles afin d’illuminer l’esprit de celui (moi ou un autre) qui viendrait à ma suite célébrer l’Équinoxe des Dieux au terme de l’ère d’Osiris.

Comme c’est aujourd’hui le cas.

Je vécus donc trente-trois ans dans le temple d’Osiris comme Grand Prêtre, et soumis tous les hommes à mon pouvoir. Je supprimai la fonction de prêtresse : Isis n’avait-elle pas échoué à retrouver ce vénérable Phallus sans lequel Osiris se trouve condamné à être un dieu d’une telle tristesse ? Khemi devait donc disparaître et le monde sombrer pour longtemps dans les ténèbres et l’affliction.

Ma Grande Prêtresse devint ma domestique qui, face voilée, me servit sans mot dire toutes ces longues années.

Celles-ci révolues, il me sembla opportun de la récompenser. Je fis usage de ma magie et lui redonnai un corps de jeune fille; elle me servit une année encore, sans voile et discourant à loisir.

Son heure venue, elle s’éteignit.

Et je considérai à nouveau mon destin, et vis que j’avais dûment accompli tout ce que je devais faire. Mon enveloppe physique ne valait plus rien, n’était plus d’aucune utilité.

Je me décidai par conséquent à accepter la grande récompense devant m’échoir au titre de loyal ministre du dieu F.I.A.T., lequel réside derrière toute manifestation du Vouloir et de l’Entendement, et dont Isis, Osiris et Horus ne sont que les pasteurs.

De ceci, et de mon trépas, je vous entretiendrai en d’autres circonstances.

Il faut tout d’abord que je vous parle des habitants du royaume qui encercle le monde, afin de réconforter ceux qui ont peur.

 

CHAPITRE X

 

Mais je sais ne pouvoir prendre conscience de ces choses pour le moment, car elles recèlent de grands mystères, afférents à un degré d’initiation dont je ne suis pas encore digne.

 

(Le texte s’achève brusquement.)


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