Titre : LE RITE SACRE DE LAMOUR MAGIQUE
Auteur : MARIA DE NAGLOWSKA
Supplement de "La FLECHE", Organe d'action
magique - 1932
© : Matthieu Leon / O.T.O.
Dans le brouillard de la pensee.
I
DANS LE BROUILLARD
DE LA PENSEE
Nous sommes nÈs pour Ítre heureux. Notre sort naturel est lÈquilibre, lharmonie, car si nous Ètions ce que nous devrions Ítre, lunivers tout entier se reflËterait en chacun de nous comme un chant splendide, joyeux, triomphant. Et la terre nous parlerait de son langage plein de sagesse, nous guiderait ý travers la vie. Et le ciel serait pour nous une continuelle et tendre caresse, et sa pluie nous serait un bien et sa lumiËre une instruction. Et de loin, des quatre points de lhorizon, les vents nous apporteraient le souffle nÈcessaire qui ranime, qui fortifie, qui vivifie. Et la grande mer bleue, ou verte, ou mauve, naurait plus de mystËre pour nous et sa vague furieuse ne nous serait pas une Èpouvante - si nous Ètions ce que nous sommes destinÈs ý Ítre : des hommes et des femmes normaux.
Mais il y a dans le monde quelque chose qui nous empÍche dÍtre normaux. Il y a dans le monde une force qui sobstine ý entraver la vie, et le chant de lunivers, ý cause de cela, comporte des dissonances qui sËment la douleur, la faussetÈ, la cruautÈ.
Il y a une vaste mÈchancetÈ rÈpandue dans le monde. Elle empÍche les hommes dÍtre des hommes et les femmes dÍtre des femmes. Et les enfants eux-mÍmes ne peuvent pas Ítre enfants, naÔfs, frais, joyeux, ý cause de cette mÈchancetÈ qui hurle ý travers les Ítres comme un inconsolable dÈsespoir. Les noms les plus divers ont ÈtÈ donnÈs ý cette force mÈchante, car de tout temps on a cherchÈ ý la paralyser. On lappela Satan, on en fit le Diable, on dit que cÈtait lesprit-du-mal, lesprit-de-la-destruction, que sais-je encore!... Tous ces noms navaient rien de rÈel, et cest pourquoi jamais lEnnemi ne fut domptÈ.
Car voici ce qui est positif quoique bizarre : il suffirait de dÈcouvrir le vrai nom (la correspondance essentielle) de la mÈchancetÈ pour la localiser et la faire disparaÓtre de ce fait. Cest un mystËre, parce quil est difficile dexpliquer en termes vulgaires la vie et lessence des noms, mais cest vrai que si lon savait prononcer, cest-ý-dire accomplir, le rite symbolisant lEntrave-SuprÍme, toute sa force malÈfique serait paralysÈe. Mieux encore : elle nexisterait plus. Ah! si vous pouviez comprendre cela ou bien le dÈchiffrer aprËs la lecture de ce livre qui est Ècrit dans ce but! La force mauvaise qui entrave la marche triomphale de lavenir nest rien dautre que le PassÈ, incapable de mourir parce que rien ne meurt. Elle attend sa rÈgÈnÈrescence, le baptÍme qui transformera son nom. Des lËvres nouvelles sont nÈcessaires pour cela, parce que "un nom ancien prononcÈ par une bouche nouvelle est un nom nouveau, une Renaissance"...
Que de prÈcautions il faut, hÈlas, en ces temps pÈnibles, pour dire les choses les plus simples! Nous vivons ý une Èpoque o˜ se croisent avec une violence Ègale plusieurs courants contraires. Cest comme en ces endroits dangereux de la mer o˜ les navires dansent mÍme par le beau temps. On ne se comprend plus, le vocabulaire diffËre de bouche ý bouche, lun dit "esprit" et lautre comprend "blague".
Pourtant, nous ne sommes dans cette vie quautant de feuilles offertes au soleil et ý lair pur. Des racines profondes qui nous rattachent tous ý la mÍme terre monte en nous la sËve que le Soleil lui-mÍme bÈnit, mais lhomme sen sert mal, parce quil ne sait plus rien...
Et comprendra-t-on ceci : jai aimÈ le Mauvais, je laime encore, cest pourquoi je sais son Nom, son Essence, son action nocturne...
***
... Sur les sommets sauvages du silencieux Caucase, dans les vallÈes rocheuses de ses chaÓnes do˜ sont venus les races et les peuples dont la mission Ètait et est encore de combattre le mal, jai vu lombre grandiose du MaÓtre du PassÈ croiser les bras dans une attitude de torture.
Des serpents mordaient son ventre aplati et une boue gluante montait jusquý ses cuisses.
Il fixait son regard sur les roses naissantes de mon jardin et des larmes de glace bršlaient ses paupiËres.
- Oh! criait-il dune voix sÈpulcrale, oh! XÈnophonta! Lempire Ètait ý moi! Les aux sont venues, elles ont noyÈ mes glËbes et mes jardins aux grappes dor. Mes troupeaux sont morts dans la dÈb’cle et mes serviteurs sont dispersÈs. Je nai plus rien ý toffrir, je nai plus dor pour tacheter.
Et ces derniers mots retentissaient dans la nuit sËche des montagnes comme un reproche amer, comme une haine immense.
Je me pris damour pour ce cri terrible, jadorai cette insondable impuissance.
- Qui es-tu ? Ù toi qui pleures de la sorte! dis-je ÈpouvantÈe.
- Je suis celui dont le nom ne peut Ítre prononcÈ, car le langage qui le contenait est oubliÈ... XÈnophonta, je ne peux tacheter et tu ne seras donc pas ma femme.
Le spectre disparut dans un hurlement sauvage des vents, qui sÈlevËrent alors comme une rage prolongÈe de toute la nature. Les roses de mon jardin en tremblËrent jusquau matin.
A laube, lorsque la tempÍte se fut apaisÈe dans le bleu dacier des premiËres heures, je montai sur la terrasse pour retrouver celui ý qui mon cur sÈtait dÈsormais donnÈ. Les monts Ètaient les mÍmes, leurs lignes altiËres aussi sÈvËres et rigides quauparavant, la neige dormait toujours, ý peine bleuie par les rÈverbÈrations du ciel, mais dans lhaleine froide des forÍts et dans le bruissement cristallin des torrents le Caucase, mon Caucase, nÈtait plus le mÍme. Ah! oui! le MaÓtre du PassÈ y Ètait. "Les glËbes sont noyÈes!" Ce cri Ètait partout, rien ne leffaÁait.
Un dÈsir violent naquit alors dans mon corps, et je me serais fendu les entrailles si mon sang rÈpandu sur la neige avait eu la vertu de fondre les glaces et de faire renaÓtre les p’turages de celui qui pleurait. Mais mon sang nÈtait quune goutte pour cet ocÈan de glace, et que pouvait cette goutte contre tant de malheur!
Le soleil parut soudain. Rouge encore dun trop long sommeil, son Èclat naveuglait pas les yeux. Sa face souriait entre deux cimes et il semblait que les rochers en palpitaient de joie.
- Oh! Soleil! dis-je, persuadÈe de la conscience humaine de lastre, que ne fais-tu fondre cette glace, afin de faire renaÓtre les richesses disparues!
Et, distinctement, jentendis cette rÈponse :
- Tu Ètais son esclave, mais je ten ai libÈrÈe. Cest pour te remettre les menottes quil souhaite ses biens. Mais il ne les aura pas. Je te veux libre, femme, toi et tes enfants.
- Qui est-il ? demandai-je, et froides Ètaient mes mains.
- Son nom est oubliÈ et le langage qui, seul, le contenait, ne se retrouvera plus, car jai changÈ la gorge des mortels, afin quaucune syllabe de ce mot maudit ne puisse plus pÈnÈtrer dans un cerveau humain et y dÈranger le cours des choses... XÈnophonta, malheur ý toi si tu tattaches ý ce dÈfunt.
Le cri strident dun Ènorme oiseau de proie coupa alors le verbe du Soleil et jentendis une chute Ètrange dans la vallÈe o˜ brillait maintenant une lumiËre intense. De rouge le Soleil Ètait devenu presque blanc et mes yeux ne supportaient plus son Èclat.
Loiseau de proie plana en larges spirales au-dessus du ch’teau de mes parents. Chose curieuse, il ne mÈpouvanta pas. Je sentais en moi une protection, une force dont jignorais la provenance. Et, en effet, aprËs quelques tours silencieux, loiseau changea didÈe et senvola ailleurs.
Il y eut alors un sourire radieux dans la nature, et le ciel et les neiges et les roses y participaient.
La rosÈe Ètait fraÓche sur la terrasse, et je sentis un frisson le long de mes jambes. Involontairement, je pliai les genoux, et mes mains se joignirent delles-mÍmes pour la priËre. Mais mes lËvres ne prononcËrent pas les mots habituels. Ce quelles dirent fut ý peu prËs ceci :
Seigneur! Puissance! Vie!
En cette heure matinale
Ecoutez-moi!
Mes roses prient avec moi
Et mon sang vivifie ma priËre.
Effacez les larmes de glace
Et Ètouffez aussi le feu.
Ordonnez que les plaies se referment
Et ordonnez que la joie soit pour tous.
Seigneur, pardonnez, car tout mon corps pardonne.
Pardonnez, Ù Puissance Èternelle
A celui qui souffre et pleure sans cesse.
Ne maudissez pas ce qui tremble deffroi,
EntraÓnez dans votre joie immense
Lombre du PassÈ, lombre du Premier-NÈ.
Changez en bien ce qui est mal
Et changez en vertu ce qui est dÈlit.
RÈpandez partout votre insondable sagesse,
Et pardonnez, Ù Puissance, ce que je pardonne.
Car vous Ítes la vie et lordre et le chant dallÈgresse.
Car vous Ítes le fleuve et vos eaux emportent tout.
Soyez clÈmente, Ù TrinitÈ harmonieuse!
Pardonnez, pardonnez, pardonnez!
JÈtais allongÈe sur les dalles de la terrasse lorsque le dernier mot de cette priËre avait clos ma bouche. Un long baiser y bršlait encore.
***